Romance au clair de lune

Les Occidentaux ont cupidon, les Vietnamiens ont la lune… Dans tous les cas, l’amour y trouve son compte, et les amoureux aussi !

J’avais l’habitude de ces représentations de petits angelots armés d’un arc avec des flèches destinées à percer les cœurs secs pour leur inoculer l’amour. En arrivant au Vietnam d’archers point, hormis quelques arbalétriers de légendes où les carreaux sont d’or. Pas de génies non plus, trop occupés à protéger les humains par ailleurs. Ici, c’est la Lune qui s’y colle, et finalement ça me plaît bien ce génie de l’amour accroché comme un gros œil au milieu des étoiles. On a l’impression que de là sa douce lumière caresse mieux les amoureux qui la contemplent, enlacés tendrement. Et comme c’est surtout le soir qu’apparaissent les amoureux, ça tombe plutôt bien !
On s’aime…
Si, à la nuit tombante, le chanteur-poète revenait se promener au bord des lacs de Hanoi ou dans les parcs, il sourirait dans sa moustache, en voyant tous ces «amoureux qui se bécotent sur les bancs publics…».
Dans la journée, ces endroits sont fréquentés par les touristes en quête de fraîcheur, ou par des mères de familles qui viennent promener leurs enfants, loin de la pollution des rues encombrées de la ville. Le matin, très tôt, rives, pelouses et allées accueillent tous ceux et celles qui éveillent leur corps à une nouvelle journée par de salutaires exercices physiques !
Mais, le soir, à l’heure où les oiseaux fatigués d’avoir chanté tout le jour s’endorment, les amoureux s’installent sous les frondaisons, à la lumière des étoiles. C’est toujours un spectacle qui enchante mon incorrigible cœur romantique, que de rencontrer tous ces couples s’ouvrir leur cœur à l’heure où les fleurs s’endorment dans la douceur crépusculaire. Ils viennent, bras dessus, bras dessous, s’installer sur les bancs et les margelles qui bordent les lacs. Indifférents aux sportifs nocturnes qui courent ou s’étirent après leur travail, ils n’ont d’yeux que pour les yeux de l’autre. Étrangers aux badauds et touristes qui déambulent à la fraîcheur vespérale, ils se nichent dans un monde connu d’eux seuls. Et surtout, il n’y a qu’une chose qui compte : se retrouver, se blottir l’un contre l’autre, sentir battre son cœur à l’unisson de l’autre, vivre des moments de douce intimité…
Or, le mot intimité ne paraît pas avoir été inventé pour le Vietnam. La vie sociale y est intense que ce soit en famille ou à l’extérieur. Et il est difficile de s’isoler, seul ou à deux !

Les «amoureux qui se bécotent sur les bancs publics» sont nombreux sur les berges du lac de l’Ouest, à Hanoi.
Photo : Truong Trân/CVN


En famille, la mode n’est pas encore à l’occidentale, de laisser deux jeunes gens… de sexes opposés s’enfermer seuls dans leurs chambres pendant plusieurs heures. Voilà pourquoi, ils sont tant à profiter de la pénombre des rives du lac Hoàn Kiêm, ou des bords du Hô Tây (lac de l’Ouest), pour se fondre, ombre parmi les ombres, bien au chaud de leur amour de toujours ou passion d’un jour. Ils peuvent compter sur la complicité des lampadaires dont le halo de lumière ne parvient pas à percer l’obscurité environnante. Et les plus chanceux, ou les premiers arrivés, peuvent profiter du feuillage touffu de quelques vénérables arbres pour se soustraire à la vue des curieux.
Si parfois, une maman courant derrière un enfant espiègle, ou un passant bien trop proche, vient les troubler, ils le regardent avec un grand sourire, comme pour dire : «Voyez notre bonheur ! On vous en donne un peu, mais laissez nous le vivre, rien que nous deux !». Et l’importun s’éloigne, un peu de chaleur au cœur…
Mais en fait, ce qu’ils préfèrent, ce sont les soirs sans lune, où l’électricité est coupée !
De ce moment-là, ils deviennent invisibles au monde des vivants et peuvent s’envoler dans un monde de lumière et de tendresse.
… Et alors ?
Oh, bien sûr, il y a toujours quelques tartuffes pour s’écrier, et dire qu’il y a d’autres endroits pour se faire des bisous et des câlins. Je les entends parfois grommeler en passant près de ces couples : «Regardez-moi ça, si c’est pas malheureux de se conduire ainsi en pleine rue ! Et puis, voyez un peu ces deux là, à leur âge ! Ils devraient avoir honte. Quel manque d’éducation ! Ils pourraient faire ça ailleurs».
J’ai souvent remarqué que, dans tous les pays du monde, il y a toujours des envieux du bonheur des autres. Bien sûr, je peux comprendre que dans un pays où les gestes d’affection intimes sont réservés aux endroits très privés, il y a des personnes qui peuvent être choquées, mais finalement que font-ils de mal ces amoureux ?
Qu’y a-t-il de mal à se tenir l’un contre l’autre, les doigts entrelacés, à se murmurer des serments d’amour ? Qu’y a-t’il de mal à s’embrasser dans la pénombre, justement pour éviter d’être à la vue de tous ? Et qu’importe que parfois les mains se promènent un peu, ou que les baisers laissent à peine le temps de reprendre sa respiration ! Les rives de ces lacs ont connu suffisamment d’heures tragiques dans le passé pour qu’aujourd’hui elles abritent le bonheur des amoureux.
D’ailleurs, pour les promeneurs du soir, Hanoi ne serait plus Hanoi si nos amoureux devaient déserter les bancs publics. Et ce n’est pas la Tortue du lac Hoàn Kiêm qui va me contredire ! Mais, je vous parle du lac Hoàn Kiêm, et je devrais vous parler de bien d’autres lacs où, faute de bancs publics, les amoureux se réfugient l’un contre l’autre sur la selle d’une moto arrêtée sur la berge, sous la frondaison complice d’un flamboyant aux larges ramures. Spectacle émouvant qui a longtemps inspiré les questions de ma fille, quand je me promène autour du lac de l’Ouest à l’heure où la lune commence à se mirer dans l’eau !
Banc ou moto, il faudra attendre les heures tardives de la nuit pour que, un à un, les couples quittent leurs cachettes. Il faut rentrer chez soi, retourner dans sa famille, et attendre avec impatience le lendemain soir où l’on pourra se retrouver de nouveau hors du monde. Les mains se serrent encore une fois, les yeux se disent «Je t’aime pour la vie» pour la millième fois, les cœurs se disent «À demain» une ultime fois !
Je comprends pourquoi ici, on appelle la Lune «Chi Hang» (Grande sœur Hang). Une grande sœur, ça ne dit rien, ça sait garder les secrets …

Gérard BONNAFONT/CVN

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