Prise en charge

En vietnamien, compassion se dit «lòng thương», un mot composé de «sentiment» et «amour». Et, ce n’est pas le tout de l’écrire, il faut le vivre pour comprendre la puissance de ce mot au quotidien ! Et je l’ai vécu…

>>Aux petits soins

C’était il y a quelque temps déjà, après avoir joué à saute-mouton avec les grands trous remplis d’eau boueuse des routes du Nord qui me transformaient en golem motorisé, je me suis laissé surprendre. Sans doute fatigué par cet exercice éprouvant en arrivant à Hanoi alors que j’étais arrêté, j’ai laissé ma moto glisser sur le côté et m’entraîner avec elle. En l’espace de quelques secondes, perdant l’équilibre, j’ai perdu provisoirement la verticalité qui caractérise l’être humain. Ce sont mes pieds qui en ont payé le prix. Et me voici devenu temporairement impotent.

Transport avec ménagement

Ne plus pouvoir marcher ne signifie pas que je me suis résigné à rester immobile. Et pour être mobile, il me fallait un véhicule adapté à la situation : un fauteuil roulant. Tandis que je me faisais photographier les os et les articulations dans toutes les positions, mon épouse profitait du sens aigu du commerce du vietnamien pour se procurer un de ces engins dans un magasin situé, comme par hasard, juste devant l’hôpital. J’étais entré à dos d’homme, je ressortais assis sur deux-roues. C’est à partir de ce moment que j’ai pu mesurer la mansuétude à la vietnamienne. Tout commence pour passer du fauteuil au taxi qui me reconduit à la maison…

Voulant prouver que malgré mon handicap passager je ne suis pas invalide, je tente de me redresser et de poser un pied à terre pour changer de véhicule. Seulement la réalité est là : impossible de tenir debout ne serait-ce qu’un bref instant ! Je retombe aussitôt dans le fauteuil. Déjà, je me vois abdiquer toute dignité, être obligé de ramper pour m’agripper désespérément à la portière du taxi et me hisser à la seule force de mes bras pour entrer dans le véhicule. Cette pensée n’a même pas eu le temps de terminer son parcours neuronal que je m’envole littéralement, emporté par les bras du chauffeur de taxi qui m’installe comme un bébé sur le siège de sa voiture. Je n’en reviens pas !

Des touristes s’essayent à la danse des bambous de l’ethnie Thái à Mai Châu, province de Hoà Bình (Nord).
Photo : Nguyên Thuy/VNA/CVN

Dans mon pays d’origine, au mieux, le chauffeur aurait exigé une personne habilitée pour me transférer du fauteuil au siège, au pire m’aurait refusé l’accès de son taxi, sous prétexte qu’il n’est pas une ambulance. Ici, rien de tout cela : transporter le client prend tout son sens. Et ne croyez pas que j’ai eu la chance de rencontrer ce jour-là un chauffeur de taxi de bonne volonté ! En trois semaines, j’ai eu l’occasion de multiplier mes déplacements en taxi, et à chaque fois, sans que rien ne l’y oblige, le chauffeur se transformait en porteur, allant même jusqu’à aider mon épouse à faire franchir au fauteuil roulant les marches du seuil de ma maison.

Si parfois, il m’est arrivé de tirer à boulets rouges sur certains chauffeurs de taxi peu scrupuleux, là, je tire mon chapeau à tous ces chauffeurs que j’ai rencontré et que rien n’obligeait à me prendre en charge de cette façon, si ce n’est cette «lòng thương», propre au Vietnamien !

Remède complaisant

Cette mansuétude, je l’ai rencontrée partout autour de moi, où que je sois. Il suffisait que je me promène dans la rue pour que les gens viennent vers moi et s’enquièrent de mon état. Et je voyais dans leur regard une sincère commisération pour le pauvre demi-humain que j’étais. Commisération parfois envahissante d’ailleurs !

À Mai Châu, des danseuses aux pieds agiles !
Photo : Gérard Bonnafont/CVN

En effet, nombreux sont ceux qui auscultent mes pieds avec intérêt, me donnant des conseils pour guérir plus vite, m’indiquant les remèdes qui pourraient rapidement me rendre mon autonomie. Il n’est pas rare qu’un attroupement se fasse autour de mon fauteuil, où chacun raconte l’accident qu’il a eu, celui d’un de ses proches ou d’une connaissance… Et, en quelques minutes, la rue se transforme en un amphi de médecine où s’échangent recettes de grand-mères et conseils thérapeutiques !

Accompagnant des amis du côté de Mai Châu, j’ai séjourné une nuit dans une de ses maisons communes sur pilotis. Tandis que mes amis se promenaient dans le village, on m’avait mis en stationnement, devant la maison de notre hôte. Bien entendu, tous les villageois défilaient devant l’étranger en fauteuil roulant, et chacun donnait son avis et envisageait les mesures à prendre pour m’aider à retrouver ma dignité de bipède le plus rapidement possible...

Jusqu’au moment où mon hôte est arrivé avec une vieille femme que je suppose être la guérisseuse du village. Avec un grand sourire édenté, elle me présente un panier empli de plantes que je suis incapable de reconnaître. Devant l’assistance intéressée, elle jette les plantes dans un chaudron d’eau bouillante, et remue la mixture durant quelques minutes. Puis, elle retire les plantes brûlantes et les disposent sur mes pieds, qui d’écrasés deviennent ébouillantés. Ne voulant pas perdre la face, je serre les dents et le reste !

Récupérant une étoffe qu’elle déchire, mon infirmière improvisée emmaillote mes pieds en me conseillant de garder l’emplâtre toute la nuit. Selon elle, demain je dois sauter comme un cabri ! Je me dois de vous avouer que j’accepte de me livrer à ce rituel, uniquement parce que mon épouse cautionne l’efficacité du traitement. Lui faisant une confiance aveugle, malgré la bile d’ours dont elle m’avait oint les pieds et qui n’avait eu comme utilité que de me brûler atrocement pendant deux heures, j’ai donc passé la nuit, les pieds emballés dans une décoction de plantes brunâtres. J’entends déjà votre question : «Et alors ? Ça a fait effet ?». N’en déplaise aux nostalgiques des remèdes naturels, le seul résultat a été des pieds teintés en noir verdâtre, que j’ai mis plusieurs jours à faire retrouver leur couleur naturelle… Mais pouvais-je en vouloir pour cette marque d’attention désintéressée ?

Car c’est cela le plus extraordinaire dans cette aventure : que l’on me porte, que l’on me serve de tuteur, que l’on saisisse à plusieurs mon fauteuil pour me faire franchir les obstacles, jamais personne n’a tendu la main pour demander à être récompensé de son effort.

C’est cela la sollicitude à la vietnamienne : «lòng thương» !

Gérard Bonnafont/CVN

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