En vietnamien, il existe deux mots pour décrire un mauvais état de santé : «yếu», qui signifie faiblard, mal fichu ; et «ốm», qui signifie catégoriquement malade.
Depuis quelques jours, je me sentais «yếu», et ce matin, je me suis réveillé complètement «ốm» : obstruction nasale, toux sèche, rhinorrhée, fébrilité, ça sent la belle rhinopharyngite à plein nez, si je peux me permettre cette expression en l’occurrence. Il faut prendre le taureau par les cornes, avant que les bronches ne se décident à… broncher ! Ce que j’avais l’intention de faire moi-même, sauf que c’est ma femme qui décide de descendre dans l’arène.
Fièvre de cheval...
Alors qu’elle vient m’aviser qu’un phở fumant m’attend à la cuisine, qu’elle n’est pas sa surprise de me découvrir… couvert (magie du français) d’une grosse couette, thermomètre dans la bouche, regard dans le vague. Instant dramatique où tout se joue. L’homme est à terre, sans force, faible comme un enfant. La femme devient mère et tigresse. Devant la mâle attitude mise à mal, elle peut donner libre cours à son instinct de protection. Inutile de protester, inutile d’exiger, elle décide. Le mari est en danger, c’est la mobilisation générale. En un clin d’œil, deux reniflements et trois quintes de toux, mon niveau d’autonomie devient inversement proportionnel au niveau de la colonne de mercure de mon thermomètre. Simultanément, la stratégie de combat est mise en place : culpabilisation, anéantissement, extermination, surveillance.
«Je t’avais dit de ne pas sortir sous la pluie !». Depuis que je vis au Vietnam, j’ai souvent entendu cet avertissement. Alors que dans mon pays de naissance, là-bas du côté de la Seine, la pluie est source d’inspiration pour de nombreux poètes et occasion de joie pour les enfants ; alors que des «Parapluies de Cherbourg» à «Toute la pluie tombe sur moi», on y chante l’averse divine ; alors que les amoureux adorent se blottir sous un coin de parapluie comme un coin de paradis, pendant que sur eux s’éparpillent les gouttelettes… Ici, on n’apprécie guère ces trombes tiédasses qui engloutissent en un instant les hommes et la terre. Ici, la pluie, on l’évite tant qu’on le peut, et si par malheur on est obligé de la subir, alors on s’emballe de haut en bas, dans un cocon de plastique protecteur.
Au Vietnam, ne pas revêtir son poncho lorsqu’il pleut entraîne souvent une belle rhino-pharyngite. |
Mais, la veille, surpris par l’orage alors que je roulais en direction de chez moi, je n’avais pas jugé bon de m’arrêter pour revêtir l’indispensable poncho lové dans ma selle. J’étais entré dans la maison dégoulinant de la tête aux pieds, sous le regard inquisiteur de celle qui en ce moment m’assène cet argument pour me culpabiliser. Cette culpabilisation est en fait un message pour me préparer à ce qui va suivre : si tu es malade, tu ne peux t’en prendre qu’à toi, et si tu dois souffrir pour guérir, il ne faudra pas venir te plaindre ! Ça y est, le décor est planté. La phase d’extermination peut commencer.
Interdiction formelle de poser ne serait-ce qu’un doigt de pied sur le sol ! Toute la famille est appelée au nom du pater familias en danger. Ma fille m’apporte un verre d’eau froide, ma belle-sœur une tasse de thé brûlant, et la chienne une savate trouée. Mon épouse, après un passage éclair dans l’armoire à pharmacie, me colle deux patchs sur les tempes, un verre de liquide effervescent sous le nez et un stick décongestionnant dans la narine. Dans le même temps, elle m’enduit en un massage énergique de ce baume réputé, qui fait frémir d’aise les adeptes new-âge de la médecine traditionnelle chinoise, mais qui, pour l’heure, me décape le derme plus efficacement que de la chaux vive et me brûle aussi sûrement que de la soude caustique. Pour exterminer l’infiniment petit, on n’hésite pas à anéantir le raisonnablement développé.
... mal de chien !
Ça y est, le calme est revenu. Les persiennes sont fermées, et dans la pénombre de la chambre, je savoure ces instants délicieux que peuvent connaître les malades, flottant entre deux mondes, à mi-chemin de la somnolence et du sommeil, où le temps semble s’effilocher sans mesure. Soudain, ma quiétude est troublée par l’irruption de mon épouse, suivie du voisin d’en face. Ou plutôt du père du voisin, vieux médecin traditionnel, qui termine son existence paisible au milieu des siens. Je crains le pire : le pire arrive ! L’homme de l’art m’ausculte, me palpe, me triture… Il me fait l’effet d’un maquignon qui cherche à savoir quel prix il peut bien encore tirer d’une bête devenue inutile. L’examen achevé, il m’invite, avec un grand sourire édenté, à avaler un breuvage que mon épouse vient de préparer sur ses recommandations : ça pue, c’est amer, ça a une couleur d’urine de cheval, et un court instant, je me demande si ça n’en est pas ! À peine ai-je exprimé mon dégoût par une grimace bien sentie que le sage homme m’intime l’ordre de me mettre sur le ventre. Aussitôt dit, aussitôt fait ! Alors que je m’attends à un massage d’un quelconque onguent destiné à fortifier mes émonctoires, je ressens une vive brûlure sur l’omoplate, suivi d’un sentiment d’aspiration.
En quelques secondes, le maître m’affuble d’une demi-douzaine de ventouses, histoire de faire sortir les toxines. Où s’arrêtera-t-il ? Un bref instant, j’ai la crainte que l’extermination des microbes pathogènes ne passe par l’extermination de l’organisme hôte : votre serviteur en la circonstance ! Brûlé, décapé, ébouillanté, un goût amer dans la bouche, je supplie Hippocrate de faire entendre raison aux deux fous furieux qui ont décidé de me faire la peau pour un simple coup de froid qu’une journée bien au chaud, et quelques pilules adéquates auraient envoyé au diable vauvert. Enfin, mes deux tortionnaires, estimant sans doute que je n’ai plus rien à avouer, quittent mon chevet. Dans un état de délabrement total, je sombre dans une nuit de suées à nettoyer les Ecuries d’Augias. Avec une dernière pensée, à peine perceptible : j’ai oublié de faire mon testament !
C’est le matin. L’odeur d’un bouillon de viande vient stimuler un appétit annonciateur d’un retour à la normale. Je me laisse quand même un peu dorloter par l’équipe soignante, juste le temps de m’entendre dire : «Maintenant, on va marcher».
Finalement, ici, il faut être costaud pour être malade !