Premiers pas

Dans la vie, comme en moto, il arrive parfois de regarder dans le rétroviseur. Ce que j’y vois de mes premiers pas au Vietnam me font sourire aujourd’hui. Alors que les néophytes, fraîchement arrivés, grimacent.

>>Ça ne lui ressemble pas

>>Village dans la ville

>>Ne pas déranger

Premiers pas… avec les mains.

Quand on habite dans un pays dont les mœurs sont aussi éloignées de celui qui nous a vu naître et grandir que l’espace qui nous en sépare, il n’y a pas beaucoup de choix. Soit on entre en résistance culturelle et après épuisement, on reprend un billet de retour à la case départ; soit on entre dans le moule en écorchant ses vérités et idées reçues sur l’universalité des us et coutumes, et on peut trouver sa place dans son pays d’adoption.

Et les années passant, on devient un cicérone pour les nouveaux arrivants qui nous regardent d’un œil admiratif en nous disant: "Mais comment t’as fait pour t’adapter?" Le narcissique répondra: "Facile, c’est venu naturellement!". Le modeste répliquera: "Faut s’accrocher, mais avec le temps on s’y fait!" Question d’adaptation sans doute, mais il y a toujours un premier pas à franchir.

Convivialité

L’embouteillage de motos, rare en Occident mais quotidien ici, est sans doute une des premières choses à laquelle il faut savoir s’adapter, tant physiquement que moralement. Tout d’abord, il utilise tout l’espace possible, y compris celui sur lequel il n’a habituellement pas accès. En effet, le motocycliste n’attend pas que la rue soit dégagée pour tenter de trouver une échappatoire à l’embouteillage. La rue est bouchée, qu’importe!

Le trottoir est libre lui. Aussitôt dit, aussitôt fait: les motos quittent la chaussée encombrée pour vrombir sur des trottoirs, qui supportent déjà piétons, artisans, petits restaurants de plein air, et autres occupations publiques ou domestiques.

Si le barrage persiste, au bout de quelques minutes, on ne différencie plus trottoirs et chaussée. Tout est couvert de motos, roues dans roues, guidons contre guidons, rétroviseurs encastrés les uns aux autres, genoux à touche-touche, moteurs ronflants.

Là, surprise! Alors que tout est réuni pour que les esprits s’échauffent, chacun conserve un calme apparent. Certes, on essaie bien de gagner quelques centimètres en poussant discrètement la moto précédente du bout de sa roue avant. On tente de se faufiler en exerçant une pression douce et ferme sur la moto du voisin pour qu’il s’écarte un peu, mais tout se passe dans une atmosphère bon enfant.

Combien de fois ai-je accroché involontairement le rétroviseur d’un voisin d’embouteillage? En France, j’aurais eu droit à des remarques bien senties sur mes capacités à conduire un tel véhicule. Ici, rien de tel. Un échange de sourire, un geste d’excuse, on remet le rétroviseur en place, et tout est oublié. Question de convivialité.

Dextérité

La maîtrise des baguettes est tout autant indispensable, sous peine de jeûne permanent avec un risque de dénutrition qui aboutirait au pire à un rapatriement sanitaire d’urgence, au mieux à une longue station horizontale sous perfusion. On peut lire le descriptif de l’art des baguettes dans n’importe quel guide touristique, mais après la théorie, il faut passer à la pratique, et là c’est une autre histoire. Le tir à blanc sous forme de manipulations répétées sans prise de nourriture laisse déjà quelques concurrents sur la touche. Ceux-là découvrent qu’ils n’ont pas une mobilité et une coordination digitale suffisante pour empêcher les deux baguettes de faire cavalier seul, alors même qu’elles devraient entamer une danse harmonieuse, guidée par une douce pression des doigts.

Pour l’heure, la seule chose qu’elles peuvent entamer, c’est le moral des victimes de la culture de la fourchette. Après les essais en vol, c’est le moment de passer à la saisie des aliments. Deuxième sélection impitoyable pour ceux qui pensent qu’il suffit de pincer la nourriture pour qu’elle accepte de rester entre les deux baguettes. Encore faut-il savoir doser la force des doigts, jongler avec l’arrondi des grains, anticiper sur la fuite des bún (vermicelles de riz) glissants, solliciter avec douceur le tofu fragile, agripper fermement le nem (rouleaux de printemps) croustillant... Bref, savoir s’adapter à chaque type de texture et de volume. Question de dextérité.

Équilibre

Faire grimper les marches à sa moto. Inimaginable du côté de la Seine, tellement évident du côté du fleuve Rouge! La première fois que je me suis confronté à cette situation, ma monture motorisée était un respectable scooter, à petites roues, à la force d’inertie surprenante. Ne disposant pas de rampe permanente, je me suis servi d’une planche pour faire rentrer le ventru dans ma salle à manger. Oui, je sais, cela peut paraître incongru de se servir de sa salle à manger comme garage à moto. Sauf que les maisons au Vietnam sont construites en hauteur et que la pièce du rez- de-chaussée est souvent accolée à une cuisine.

Garer la moto dans la maison est vraiement un art au Vietnam.
Photo: CTV/CVN

Donc, soit on monte les plats les uns après les autres au premier étage avec tous les risques que cela comporte pour les soupes, plats en sauces et autres récipients emplis de liquides, soit on choisit d’établir la salle à manger à côté de la cuisine, ce qui réduit les risques d’épandage alimentaire et diminue les crampes aux mollets. Pour ce qui est de la moto, le principe est le même: soit on accepte de monter chaque soir une moto de 80 à 100 kg par l’escalier, soit on est raisonnable et on considère que finalement une moto à 3 m de la table, ce n’est pas si mal que ça.

Pour en revenir à mon initiation, ce fameux soir, je pose la roue avant sur la planche et commence à pousser pour faire gravir la pente à mon engin. Ce faisant, je me confronte au théorème de mécanique élémentaire suivant: "La puissance P qui retient un poids, en équilibre sur un plan incliné, est à ce poids, comme le sinus de l’angle d’inclinaison du plan, au sinus de complément de l’inclinaison de la direction de la puissance P sur le plan incliné". Dit autrement, pour les hermétiques à la physique, ma planche est trop inclinée, ma moto est trop lourde pour l’élan que je lui donne, et arrivé à mi-chemin, ma force physique s’arcboute en vain pour vaincre la force d’inertie du scooter, qui victorieux me repousse en arrière, et manque me faire tomber aux pieds de mon épouse qui arrive sur ces entrefaites.

Me voyant rouge de rage et de confusion, elle se propose aimablement à faire rendre gorge au récalcitrant. Sans fausse pudeur, je lui cède le guidon pour voir comment une femme du pays peut se sortir d’affaire. Sans vergogne, elle enfourche le scooter, le met en marche et, en une accélération et deux tours de roue, le gare à proximité des nems fumants qui attendent sur la table. Question d’équilibre.

Comme disait ma grand-mère, il n’y a que le premier pas qui coûte.


Gérard Bonnafont/CVN

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