>>Une page tournée vers l’avenir
Qui ne connaît cette métaphore que l’on utilise souvent en cours de physique ou de chimie. Prenez un récipient et remplissez-le de pierre, à ras-bord! Le naïf pourra prétendre que le récipient est plein et qu’il est impossible d’en rajouter. Erreur! En versant du gravier qui s’introduit dans les interstices entre les pierres, on peut encore remplir un peu plus le récipient.
Le crédule affirmera que maintenant c’est fini. Il n’y a plus de place dans le contenant. Seconde erreur! Si l’on ajoute du sable, celui-ci se faufile dans les espaces encore vides, entre graviers et pierres. Comme quoi, quand c’est plein, il y a toujours de la place. Et ça, le Vietnamien le connaît.
Serrés-collés
La première fois où je me suis senti une âme de pierre, c’est lors d’un voyage en bus. Peu soucieux d’attendre tout un après-midi le train qui devait me ramener de la ville portuaire de Hai Phong (Nord) à Hanoï, j’avais opté pour le transport en commun routier. J’avais porté mon dévolu sur un beau gros bus rouge cerise qui me paraissait bien plus confortable que ses petits collègues gris. En outre, en arrivant à la gare routière, j’avais constaté que les files d’attente s’allongeaient devant les petits bus, alors que le magnifique vaisseau de la route, objet de mon désir, était peu sollicité par la clientèle.
Ticket pris, je m’installe sur un siège à mi-chemin, entre l’arrière trop secoué et l’avant trop dérangé par les montées et descentes des passagers. Je n’avais d’ailleurs que l’embarras du choix puisque nous étions une dizaine pour une cinquantaine de places. Siège moelleux à dossier inclinable, accoudoirs amovibles, repose-pieds… Je m’apprête à un voyage grand-confort.
Premier arrêt, quelques centaines de mètres plus loin. Des pierres viennent s’ajouter, valises comprises. Pas de quoi s’inquiéter! Il y a encore de la place. Mais d’arrêt en arrêt, à la sortie de la ville, le récipient est plein de pierres, dont une à la forme d’une vieille dame sympathique, à qui je cède ma place côté fenêtre.
Nous nous engageons sur la voie rapide. Il est temps de piquer un petit somme. Un nouvel arrêt me réveille. Je m’attends à ce que des passagers descendent. Mais aucune pierre ne bouge (ce qui est le propre d’une pierre), et ce sont des graviers qui viennent remplir les espaces vides, à savoir le couloir. C’est là que je découvre l’utilité des petits tabourets en plastique dont j’avais remarqué l’empilement à côté du chauffeur quand j’étais monté dans le bus.
La tête chenue de ma voisine de gauche sur mon épaule, le coude de ma voisine de droite sur ma cuisse, je passe le reste du voyage à supputer comment on pourrait encore faire entrer du sable, sauf à en avoir sur les genoux. Heureusement, nous n’en viendrons pas à cette extrémité.
Flotte ou coule
Autre lieu, autre transport. Nous quittons l’île de Quan Lan (province de Quang Ninh, Nord) par un bel après-midi de printemps. Le ciel est bleu, la mer belle, le vent juste frais, et la vedette rapide dans laquelle j’ai pris place est chargée à n’en plus pouvoir. Aucun siège de libre. J’ai même dû poser le mien sur le plat-bord arrière, là où sont entreposées les marchandises. Coincé entre un carton qui fleure bon le crabe et un colis qui doit au moins contenir une armoire normande, j’attends avec impatience le signal du départ…
Voitures-pierres et motos-graviers: de quoi remplir les rues! |
On commence à déhaler, et c’est à ce moment qu’une famille d’une vingtaine de personnes apparaît sur le quai. À grand renfort de gestes, elle fait signe au pilote de différer son départ pour pouvoir monter à bord. Ce qui, vu l’intérêt économique, semble ravir ce dernier; mais ce qui, vu la capacité de flottaison du bateau, semble moins bien ravir les passagers déjà installés, moi compris.
S’ensuit alors une de ces négociations dont les Vietnamiens ont le secret. Dans un premier temps, les arguments titanesques (relatifs au naufrage du Titanic) avancés par ceux de l’intérieur semblent faire hésiter ceux de l’extérieur. Je crois l’affaire gagnée quand, soudain, un membre de la famille saute à bord en s’invitant sur les genoux de la première personne venue. Finalement, les graviers ont réussi à se placer au milieu des pierres. Et la comparaison vaut pour notre bateau qui ressemble plus à une péniche en charge sur le fleuve Rouge qu’à un transport de passagers sur la Mer Orientale.
Durant la traversée, je prie mes ancêtres pour que les oiseaux qui nous survolent ne viennent pas jouer le rôle du grain de sable en se posant sur notre esquif et nous transforment en poissons. Le jeu de la pierre et des graviers, je l’ai aussi connu dans les ascenseurs, devant la porte desquels je laisse bien souvent passer mon tour, attendant le moment propice où je puisse voyager seul ou en comité restreint.
Dans le train, les jours de longs congés, quand les inévitables petits tabourets bleu ou rouge transforment les couloirs en classe tous risques… Et puis, bien sûr, les motos où l’on peut s’entasser à cinq sur une selle conçue pour deux. Quoi de plus normal! La nature a horreur du vide, le Vietnamien a horreur de la solitude.
Gérard Bonnafont/CVN