Ça ne lui ressemble pas

Parmi les idées reçues, il en est d’indéracinables. Comme celle qui consiste à croire que le faciès d’un individu suffit à le rendre capable ou non de parler une autre langue que celle en accord avec les traits de son visage.

>>Ne pas déranger

>>Pierres, graviers et sables

>>Le cœur sur la main

À la tête... et à l’accent du client.

Cette tranche de vie est particulièrement dédiée à tous les étrangers qui s’appliquent à martyriser leur sphère oto-rhino-laryngo-logique, en cherchant à la familiariser avec les cinq accents du vietnamien: sac (accent aïgu), huyên (accent grave), ngã (accent tombant), nang (accent lourd) et hoi (accent interrogatif). Sans oublier de se déchirer la glotte à tenter de prononcer des diphtongues improbables comme le "uoc" de "nuoc" ou le "uou" de "ruou". Parfois, tous ces efforts méritoires pour s’intégrer dans son pays d’accueil semblent bien dérisoires quand il s’agit de les mettre en pratique.

À la tête du client

Juin, la bonne période pour que ma fille aille respirer l’air de la campagne, retrouve et sème le désordre dans le magasin de ses grands-parents maternels.Comme elle est encore trop jeune pour voyager seule, sa mère l’accompagne. Conséquence: depuis quelques jours, je dois assumer mon autonomie et mon alimentation. Ce que je concilie en me faisant materner dans les estaminets du quartier.

Mais ce soir, j’en ai assez de manger au restaurant, fût-il sur le trottoir, et je décide de me faire un plateau repas devant la télé. Oui, je sais, diététiquement c’est discutable, mais quitte à se vautrer dans la paresse, autant aller jusqu’au bout... Prenant mon courage à pleines mains, je m’engage dans les petites rues commerçantes proches de l’hôtel où j’ai pris mes quartiers. C’est là que commence mon aventure linguistique.

Tout d’abord, c’est une marchande de fruits dont l’étal colore le trottoir qui me donne la réplique ou plutôt l’absence de réplique. Quand je me penche vers les fruits superbement alignés et que je demande combien coûtent ces pommes-cannelles qui s’exhibent impudemment (le tout en vietnamien, s’entend), j’ai pour réponse une dénégation d’un geste sec de la main. Aurais-je affaire à une sourde-muette, dans ce cas me faudrait-il recourir au langage des signes? J’insiste cependant, en articulant et en portant toute mon attention sur les accents redoutables qui jonchent la prononciation vietnamienne…

Je vois alors apparaître une lueur d’intérêt dans l’œil de la vendeuse qui semble s’apercevoir que peut-être je parle sa langue. Cette compréhension mutuelle lui permet donc d’engager le dialogue prévu à cet effet, en me fournissant la réponse à ma question, soit un prix prohibitif.

Si parler vietnamien est une première étape, ma tête ne fait toutefois pas de moi un Vietnamien, mais, à entendre le prix de ces charmantes pommes-cannelles, plutôt le client d’un grand hôtel 5 étoiles à proximité. Poliment et toujours en vietnamien, je décline son offre et, n’ayant pas envie de marchander, je m’éloigne tout en enregistrant l’image peu positive que je laisse après mon passage, et dont la vendeuse ne manque pas de me faire part dans la langue vernaculaire. Après quelques centaines de mètres, ne trouvant pas ce qui pourrait constituer un léger plateau-repas, je décide de rejoindre mon hôtel.

Interdit aux adultes

Ayant pris la première à droite et suivi un trajet rectiligne, il me suffit, pensé-je, de prendre la première à droite, puis la suivante à droite et encore à droite, pour revenir à mon point de départ. Sauf que la géométrie euclidienne ne peut rien contre le labyrinthe d’un quartier moins ancien que la Grèce mais construit en vertu des règles de la proximité communautaire plutôt que selon les principes de l’urbanisation moderne…

Très vite, je perds, non pas le grec, mais mon latin, tout en conservant mon vietnamien, que je compte bien utiliser avec le premier venu qui pourra me renseigner sur le chemin à suivre pour retrouver le confort douillet de mon hôtel. En l’occurrence, ce sont deux premières venues qui font l’objet de ma convoitise. Paisiblement assises sur le seuil d’une maison, les deux dames bavardant, restent baba quand elles entendent un Tây (Occidental) demander son chemin dans la langue de leurs ancêtres.

Des touristes étrangères qui font des achats au Vietnam.

Justement, n’en croyant pas leurs oreilles, elles préfèrent s’abstenir d’un signe de dénégation de la tête, avant même que j’ai terminé ma phrase. J’insiste avec force sourires. Le sourire étant, comme chaque anthropologue le sait, une mimique de conciliation, je me concilie donc les services de ces dames qui, après m’avoir indiqué vaguement la bonne direction, s’étonnent bruyamment de m’entendre parler vietnamien.

Les laissant à leur expectative, je poursuis mon chemin pour trouver un petit magasin de produits laitiers encore ouvert à cette heure de la soirée. Finalement, un ou deux yoghourts feraient mon bonheur pour ce soir. J’entre d’un pas décidé, et je suis reçu par une jeune maman, son époux et leur enfant, installés derrière leur comptoir. Avant de prononcer le premier mot, j’ai droit à un "No" catégorique qui me laisse pantois. Je regarde la boutique, imaginant y voir une pancarte "Interdit aux étrangers avec une barbe et une moustache", mais je ne vois que publicités pour produits lactés vitaminés promettant une croissance rapide aux bébés.

Malgré l’accueil, je désigne des yoghourts qui prennent le frais dans une vitrine, en ajoutant en vietnamien que j’ai fortement envie de les acheter. Surprise, yeux écarquillés, palpitations, bref, tout le cortège de ces symptômes que j’ai appris à décoder sur mes interlocuteurs et qui signifient: "Il parle vietnamien, ben ça alors".

Le premier pas franchi, l’affaire n’est pas gagnée, car dans ce langage dont la musique est autant importante que les paroles, la famille commerçante me rétorque qu’ici, c’est pour les enfants. Échange surréaliste: "Oui, mais moi, j’aime ça". "Non, c’est pour les enfants". "Oui, mais moi, je veux en acheter". "Non, c’est pour les enfants". "Alors, j’en veux pour mon enfant". "D’accord"… Je n’invente rien!

Devant la télévision, en regardant un film pour adultes, en mangeant  mes yoghourts pour enfants, et en écoutant le doublage en vietnamien, je me dis qu’être un étranger au Vietnam, c’est quand même une vie trépidante.


Gérard Bonnafont/CVN

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