>>Pour et contre les sept émotions humaines
Les deux religions dominantes sont le confucianisme régissant la vie communautaire et le bouddhisme, la vie individuelle. Elles coexistent pacifiquement, souvent se complétant, mais parfois non sans heurts parce que la philosophie de l’engagement social confucéen est à l’opposé de l’idéologie du détachement bouddhiste. Nous pouvons citer comme exemple de cette opposition un dialogue du tuông (théâtre classique) Sai vai (Dialogue entre un moine et une moniale bouddhiques, XVIIIe siècle).
Les septs émotions humaines sont le plasir, la joie, la tritesse, l'amour, la haine et le désir. |
L’auteur de cette œuvre est Nguyên Cu Trinh (1716-1767), lettré érudit, administrateur compétent et grand chef de guerre. Vivant dans la période de sécession du pays, il sert les seigneurs Nguyên dans le Sud Vietnam. En bon confucéen, il ne peut admettre qu’on se dérobe aux obligations sociales. Dans cette œuvre, il critique un dogme bouddhique, le renoncement aux sept émotions pour atteindre la délivrance. Ces sept émotions sont le plaisir, la joie, la colère, la tristesse, l’amour, la haine, le désir. Jouant au pince-sans-rire, il fait semblant de blâmer ces sentiments humains pour en faire l’éloge, ajoutant à son jugement un brin de badinage érotique.
Ci-dessous sont des extraits du texte :
Dialogue entre un moine et une moniale bouddhique (XVIIIe siècle)
Quant à aimer des futilités, pourquoi ne pas vous aimer d’abord, n’est ce pas bonzesse ?
Le moine :
Encore une sottise :
Une haine tenace nourrie en moi-même,
Tout le contraire de l’indifférence,
Un véritable plaisir à haïr
Je hais les tyrans Kiêt, Tru, Le, U (1)
Ceux qui ne cultivent pas l’humanité et la droiture,
Ceux qui rejettent les vertus cardinales
Implacable est ma haine à l’égard des fils ingrats, des sujets déloyaux,
Inexorable est ma haine contre les félons et les méchants invétérés.
Une haine étrange, une haine farouche.
Je déteste celui qui remue ciel et terre à la recherche du gain, celui qui suppute pertes et profits devant le devoir à accomplir,
Les égoïstes qui cherchent à nuire aux autres,
Les femmes adultères, les hommes lubriques, les avares et les menteurs.
Voilà ma haine contre les agissements humains, passé et présent compris
Mais comment dire celle que j’éprouve pour vous, bonzesse, si indifférente à mon égard !
J’ai encore cet autre défaut incorrigible :
Je désire beaucoup de choses :
Qu’en haut, l’on égale en vertu les empereurs Thuân et Nghiêu (2)
Qu’en bas, tous aient les talents de Y et de Lu (3)
Que les rapports entre père et enfants soient empreints de clémence et de piété,
Que le précepte d’obéissance régisse les relations entre mari et femme
Qu’entre frères, l’on se voue respect et affection,
Qu’entre amis, fidélité et sincérité.
Je désire servir le Pays, mais le sort ne s’y prête pas
Je désire sauver le peuple, mais les temps sont difficiles,
Je veux comme l’oiseau Tinh vê colporter caillou par caillou pour combler l’océan (4)
Comme la fourmi, charrier des grains de sable pour élever des montagnes.
Mais pour que tout selon mes vœux s’arrondisse,
Ne vaut-il pas mieux avec vous pratiquer la religion, n’est-ce pas, bonzesse ?
À bien réfléchir,
J’ai encore un défaut : avoir peur de bien des choses
Quach Khai habitué à forger des faussetés me fait peur
Peur éphémère ou durable,
Peur fondée ou non,
Le sampan de Truong, sur terrain sec, avait toujours peur des flots débordant les rivages (5)
Dans sa petite principauté Ky, l’habitant craignait que le Ciel en tombant n’écrase sa maison (6)
Qui conduit l’État doit être vigilant comme s’il marchait sur une mince couche de glace (7)
La femme, frêle et fragile, ne doit point s’aventurer sur les sentiers trempés de rosée (8)
Le mandarin Duong de Quan Tay craignait quatre témoins de son acte (9)
Le maître Không nous apprend à craindre trois choses
J’ai peur que le fouet trop court ne puisse pousser le cheval au galop.
Que la cloison clairsemée ne laisse entrer le brouillard.
le miel est bon, mais j’ai peur que les mouches avides ne tombent dans le piège,
Les fleurs ne distillent pas de poison, mais j’ai peur que les papillons n’en perdent leurs esprits.
La peur m’égare, la peur me saisit, la peur m’étourdit.
J’ai peur de ne point remplir tous mes devoirs de religion
Et sur mon chemin de vous brusquer, bonzesse !
Il me tarde d’aborder la rive de la Connaissance
Les sept passions et les cinq secrets (10) me ligotent encore.
On n’en finira point,
À discuter du passé et du présent.
Proférons quelques paroles de dépit, simplement pour nous distraire.
La moniale :
Je vous écoute, frère, et réflexion faite,
Je vous félicite, ô bonze, de votre érudition,
De votre talent, de votre intelligence.
Vos paroles ont les parfums de celles des Saints et des Sages,
Votre discours est plein de logique et de beauté.
Vous n’êtes point un homme ordinaire,
Mais témoignez d’une connaissance approfondie des êtres.
Cependant, à la pagode Loi Âm (11) l’ascèse reste obligatoire pour qui veut devenir bouddha,
Tout comme au mont Thiên Thai (12) faut un destin de félicité pour prendre place chez les Immortels.
Connaissez-vous, ô Bonze, la voie conduisant au Ciel de l’Ouest (13)
Guidez-moi, pour que matin et soir, nous la suivions ensemble.
Le moine :
Doucement, ô sœur cruelle,
Arrêtez là votre malice.
Une immensité nous sépare du paradis céleste,
Le chemin est bien long jusqu’au séjour de Bouddha.
Aucune route ne conduit aux régions de l’Ouest (14)
La voie du Nord reste bloquée.
Seul le Sud nous est tout proche,
Mais les Da Vach sont à redouter sur le trajet.
Oh, rien qu’à y songer,
On est saisi de frayeur,
Ils tuent les hommes comme des insectes ; ils sont aussi dangereux que scorpions et vipères.
… Restons ici, pratiquons ensemble la religion,
En nous aidant l’un et l’autre.
Ne vous hasardez point en ces parages.
Ils vous attraperont, ô sœur !
Et je serai seul, bien seul !
La moniale :
Il est dit dans les livres canoniques :
«Les barbares doivent être chassés».
Ceux qui ont la mission de gouverner le pays
Doivent les mater pour éviter les troubles futurs
Soyons résolus à suivre la voie.
ô frère, si vous le voulez, restez ici,
Moi, je pars pour l’Ouest, cherchant le Paradis.
Au Seigneur Nguyên, Je souhaite dix mille ans de longévité.
Jour après jour, je salue Bouddha,
Ces paroles sacrées me suffisent, les autres me sont étrangères.
(1) Tyrans de l’antiquité chinoise
(2) Sages empereurs de l’Âge d’or chinois
(3) Y : Y Doan aida Thanh Thang à fonder la dynastie des Thuong (Chang- XVIe- XIe siècle av. J-C.), Lu : Lu Vong aida Vo Vuong à fonder la dynastie des Chu (Tcheou : XIe-IIIe siècle, av. J-C.)
(4) La fille de l’empereur Viêm Dê, noyée se changea en oiseau Tinh vê qui jetait chaque jour des pierres dans la mer pour essayer de la combler
(5) Truong Khiên (dynastie des Han) envoyé en mission chez les Hung-nô
(6) Un habitant de Ky craignait que le ciel n’écrase sa maison au lieu de craindre que sa petite principauté ne soit envahie par les grandes principautés
(7) Allusion à un vers du Livre des Odes
(8) Allusion à un vers du Livre des Odes
(9) Pendant la nuit, Vuong Mat vint chez son bienfaiteur Duong Chan (de Quan Tay) pour le remercier et lui donner des cadeaux, prétendant que personne ne serait au courant de sa visite. Duong n’accepta pas les offrandes parce que, disait-il, « il y a quatre témoins : le Ciel, le Génie, vous et moi».
(10) Nam mang : Autre interprétation : des sept passions, je porte encore avec moi cinq.
(11) Au pays de Bouddha.
(12) Séjour des Immortels.
(13) Thiên Truc, pays de Bouddha.
(14) Thiên Truc, pays de Bouddha.
Huu Ngoc/CVN