Pas touche !

Votre journal préféré vient de faire paraître un article à propos des poissons légendaires de Thanh Hoa (Centre). L’occasion de me souvenir de la première fois que je suis allé leur chatouiller les écailles. C’était il y a longtemps déjà.

>>Thanh Hoa et son ruisseau de «poissons légendaires»

Sacrés poissons sous un sacré soleil !
Photo : Gérard Bonnafont/CVN

Par une chaude journée de septembre, mon inénarrable ami Tuân m’avait convié à une belle échappée sur la piste Hô Chi Minh. J’affectionne particulièrement cette route. On ne risque guère d’y croiser bus et camions qui ont tendance à transformer la chaussée en surface de bowling, avec, dans le rôle des quilles, motocyclistes et piétons.

Loin des foules touristiques, les paysages ont conservé leur fraîcheur originelle et leur splendeur naturelle. Et pour profiter pleinement du bonheur de tracer son chemin loin du fracas de la vie moderne, c’est à l’aube que j’aime lancer mes roues sur le bitume. À l’heure où les écharpes de la brume se déchirent lentement sous les éclats du soleil levant, quand ciel et terre se confondent encore, avant que vert et bleu ne prennent leur quartier de jour. Et, à propos, savez-vous qu’en vietnamien, bleu et vert se disent «xanh», et que pour les différencier, on dit «xanh lá cây» pour le vert (cây = arbre) et «xanh da trời» pour le bleu (trời = ciel). Comme quoi…

À touche-touche !

Ce jour-là, Tuân tient absolument à me faire découvrir un endroit très connu des Vietnamiens, mais peu fréquenté par les touristes. «Tu verras, il y a plein de poissons !». Je m’interroge un peu sur l’idée de faire un trajet de 100 km pour aller admirer les mêmes bestioles que celles que je peux apercevoir dans n’importe quel étang ou lac hanoïen. Mais qu’importe, l’amitié l’emporte sur l’intérêt piscicole, et je colle ma roue derrière celle de Tuân.

La chaleur s’étant invitée en cours de route, arrêt au passage dans une pharmacie pour nous enduire de crème solaire. Je comprends pourquoi les Vietnamiens circulent en moto couverts de la tête aux pieds. Il n’y a que nous, les Occidentaux, nourris d’images d'"easy rider", pour croire que le vent de la course peut faire oublier la brûlure du soleil. En tout cas, les picotements sur la nuque, les bras et le dos de la main, m’avertissent qu’il est temps de choisir : ressembler à un clown blanc ou être braisé à point. Privilégiant le ridicule à la souffrance, je me tartine copieusement avant de reprendre le chemin des écoliers.

Toujours aussi désert, entre les étendues vert pâle des rizières, le ruban de bitume défile sous nos roues, en manifestant parfois quelque soubresaut inconfortable que nous fait oublier le plaisir d’être seuls au monde. Mais qu’est-ce que cela ? Devant nous, la route laisse la place à un pont de planches, suspendu au-dessus d’une rivière qui s’ébroue au fond d’une gorge vertigineuse.

Après la passerelle, les poissons légendaires.
Photo : Gérard Bonnafont/CVN

À vrai dire, je suis peu surpris ! Ce n’est pas la première fois, en montagne, que je dois passer sur ce genre de passerelle avec ma moto. Sauf que cette fois-ci, Tuân me fait signe de me mettre de côté pour laisser passer… une voiture. En y regardant de plus près, j’apprends par panneaux routiers interposés que non seulement cet assemblage de filins et de planches peut accueillir des voitures, mais qu’il peut également supporter des minibus, pourvu qu’ils ne dépassent pas un certain poids. Comme quoi, il ne faut pas se fier aux apparentes fragilités, surtout au Vietnam !

Voiture passée, nous nous engageons à notre tour sur ce pont que je trouve peu engageant. D’autant plus que les planches de bois, qui de loin paraissent parfaitement alignées et hermétiquement jointes, sont en réalité totalement désolidarisées les unes des autres, et prennent un malin plaisir à tressauter frénétiquement au passage de mes roues. Je ne traverse pas le pont : je le soubresaute, en vibrant de toutes mes dents.

Heureux d’arriver de l’autre côté, je me faufile entre deux rangées de paillottes-magasins de souvenirs, en suivant un cours d’eau jusqu’à sa source. Voici l’attraction qui m’a valu un détour en pleine fournaise et un écrasement des vertèbres : la source est remplie de gros poissons qui se tiennent à contre-courant, semblables à des motocyclistes qui attendent que le feu soit au vert pour démarrer.

Touche en douceur

Compte tenu du nombre de personnes qui entourent le bassin aux eaux claires et du nombre de photographes professionnels qui proposent de nous tirer le portrait, ces poissons doivent être extraordinaires.

À première vue, en m’approchant, je distingue d’énormes bêtes qui ressemblent à des salmonidés, et je me dis que j’ai devant moi le rêve de tout pêcheur en rivière. Les poissons sont tellement nombreux que je pourrais traverser en marchant sur leurs dos sans me mouiller les pieds. Ces considérations messianiques sont rapidement troublées par un éclaboussement suivi de cris horrifiés. À tant contempler les dos écaillés, une jeune fille en a perdu le sens de l’équilibre qu’elle avait par ailleurs fort à faire à maintenir, juchée sur des… talons aiguilles. Tandis que, chevaleresque, je lui tends la main pour l’aider à sortir de son inconfortable position, les poissons en profitent pour s’éparpiller dans toutes les directions au grand dam de leurs admirateurs. Mais qu’ont-ils de spécial, ces candidats à darnes ou fritures, pour être l’objet de tant d’attention ?

Toujours le sourire aux lèvres, Tuân s’approche de moi pour m’aider à rétablir la jeune fille dans sa dignité d’humain bipède terrien. Sachant ce qui allait suivre, il a déjà la trousse de secours à la main et, sans vergogne, s’improvise mon assistant pour panser plaies et bosses. C’est d’ailleurs curieux la célérité avec laquelle il collabore surtout quand la victime est jeune et belle ! Pendant que je badigeonne de désinfectant coude et genou féminin, Tuân m’explique le secret de ces poissons.

Plonger la main dans l’eau qui protège ces animaux sacrés pour en retirer quelques bienfaits.
Photo : Thu Hà/CVN

Devant ce vivier, béni du ciel, une personne avait décidé de se servir pour s’offrir un bon repas. Las, elle eût à peine le temps de se pourlécher les babines qu’elle est morte après avoir consommé le produit de sa pêche. Du coup, les poissons ont été considérés comme intouchables, et comme tels sont devenus, à leur niveau de poisson, des divinités. Animaux sacrés, on vient les approcher de fort loin, se faire photographier en leur compagnie, ou plonger la main (et parfois le reste) dans l’eau qui les protège pour en retirer quelques bienfaits. Merveilleuse légende, bien dans l’esprit de ce pays.

En moi-même, avec mon rationalisme cartésien, j’admire l’intelligence de ces poissons qui, pour profiter de l’eau claire, sans être la proie d’hameçons pervers, ont laissé leur congénère malade se faire attraper facilement.

Nous prenons congé des saumons ou des carpes (je ne le saurai jamais), d’une jeune fille reconnaissante, rafistolée à coups de sparadrap, des marchands de souvenirs qui attendent les futurs pèlerins, et nous faisons repasser à nos suspensions et à nos articulations l’épreuve du pont.

Mais je suis sans inquiétude : nous sommes protégés par de sacrés poissons !

Gérard BONNAFONT/CVN

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