Octobre 1923, un discours incendiaire

Nguyên An Ninh était une figure de légende, un jeune intellectuel engagé corps et âme dans la lutte pour l’indépendance nationale, un révolutionnaire «sans peur et sans reproche» se plaçant au-dessus de la mêlée partisane.


 Le jeune intellectuel Nguyên An Ninh.

Au temps de la colonisation française, je fréquentais le Lycée du Protectorat de Hanoi au cours des années 30 du siècle dernier. Pour beaucoup de mes camarades et moi-même, Nguyên An Ninh était une figure de légende, un jeune intellectuel engagé corps et âme dans la lutte pour l’indépendance nationale, un révolutionnaire «sans peur et sans reproche» se plaçant au-dessus de la mêlée partisane.
Nguyên An Ninh (1900-1943) est mort à 40 ans par suite des persécutions barbares sur l’île pénitentiaire de Côn Dao (Poulo-Condor) de sinistre mémoire. Appartenant à la génération d’intellectuels de culture occidentale, il s’est imposé comme publiciste révolutionnaire de classe.
Fils d’un lettré confucéen réformiste, Nguyên An Ninh a décroché sa licence en droit à Paris, à 20 ans. Il a vécu un certain temps en France avec le fameux patriote exilé Phan Châu Trinh et a collaboré au Paria de Nguyên Ai Quôc (le futur Hô Chi Minh). Il a traduit en vietnamien Le Contrat social de Rousseau. De retour au pays en 1923, il s’est dépensé sans compter pour propager l’idéal de la Révolution de 1989 au Vietnam, critiquant la politique coloniale obscurantiste.
Il fut emprisonné pendant trois ans par la police française. De 1923 à 1926, il dirigea La Cloche fêlée, journal en français très virulent. Ses articles anticoloniaux lui ont valu la prison, l’exil et la mort.
Nguyên An Ninh était un orateur éloquent et son plus haut titre de gloire est son discours en français «L’idéal des jeunes Annamites (Vietnamiens)», prononcé à l’Association pour l’encouragement de l’enseigne-ment à Saigon, le 5 octobre 1923, alors qu’à 23 ans, il revenait pour la première fois de Paris. Le discours, traduit en vietnamien, paru sous forme de brochure de poche, a vite fait le tour de la Cochinchine, produisant l’effet d’un coup de tonnerre dans le ciel serein des colonialistes.
Nguyên An Ninh, la vedette politique
Le photographe Khanh Ky, ami et mécène du jeune Hô Chi Minh à Paris, a photographié Nguyên An Ninh à la fin de son discours. Le portrait, tiré à des milliers d’exemplaires, se vendait rapidement. Nguyên An Ninh est devenu la vedette politique des jeunes et des masses.

Il a traduit en vietnamien Le Contrat social de Rousseau.

L’adoration du public a valu au jeune Nguyên An Ninh l’ennui d’être convoqué par le gouverneur de Cochinchine Cognacq qui l’a reçue en présence du chef de la sûreté Arnoux. Voici comment Nguyên An Ninh a raconté cette rencontre (en vietnamien) :
Au cours de l’entretien, Monsieur le gouverneur a avancé des idées intéressantes qu’il me soit permis de les reproduire afin de dire mon opinion, c’est aux lecteurs de juger.
M. le gouverneur : Vous avez fait allusion à un philosophe, un savant, un poète, un peintre, ou un chanteur… (M. le gouverneur ricane et cligne de l’oeil à M. Arnoux qui hoche la tête plusieurs fois en signe d’assentiment. Et tous les trois d’éclater de rire, M. le gouverneur triomphalement, M. Arnoux le regardant timidement et M. le secrétaire les lorgnant).
Nguyên An Ninh : M. le gouverneur a accordé son attention aux choses purement intellectuelles dont j’ai parlé lors de ma causerie, qui avait pour but d’initier une intelligensia dont le pays a besoin, et tout le monde l’a compris.

M. le gouverneur
(d’une voix tranchante) : Ce pays n’a aucun besoin d’intellectuels. Ce pays est très simple. Si vous voulez être intellectuel, fichez-moi le camp d’ici, allez à Moscou, vous saurez que les grains que vous voulez semer dans ce pays ne pourront jamais germer. Vous savez que partout où vous irez, vous vous heurterez à nos gens. Toute cette Cochinchine me doit obéissance. Et si vous vous obstinez dans votre voie, il faut vous attendre aux mesures ultimes du Dr. Cognacq.
M. Arnoux (intervenant pour renforcer l’indignation de M. le gouverneur) : En vérité, la jeunesse ne doit pas parler de Patrie, d’amour du pays. ça, c’est du communisme.

M. le gouverneur :
À partir de ce jour, où pourrez-vous discourir ? (d’un air suffisant). Naturellement, pas au siège de l’Association pour l’encourageant de l’enseignement en Cochinchine.
M. Arnoux (prompt à obéir) : Oui, oui, M. le gouverneur, ce sera clos, etc.
Nguyên An Ninh : Ainsi, d’après vous, ce pays n’a pas besoin d’intellectuels, et d’autres pays non plus. Ainsi, la gent intellectuelle ne peut exister qu’à Moscou…
Je dois ajouter qu’au lendemain de cet entretien, poursuit Nguyên An Ninh, ordre est donné à l’Association pour l’encouragement de l’enseignement en Cochinchine d’abaisser à tout prix le prestige de Nguyên An Ninh.
Mais, en toute franchise, je dois citer l’opinion d’un compatriote, membre du Conseil exécutif de l’association, qui craint pour le sort de son organisation. Il me dit en plaisantant : «Hé M. Ninh désormais, vous devez grimper sur un arbre pour prêcher aux Annamites ?».
- Oh non ! Cher ami, non sur un arbre, mais sur une feuille d’arbre. Et puis, comme il n’y aura pas d’auditeurs, j’élèverai quelques singes comme M. le gouverneur pour imprimer dans leurs méninges les meilleurs sentiments humains…».

La Cloche fêlée, le journal en français très virulent au Vietnam dirigé par Nguyên An Ninh de 1923 à 1926.


L’attitude narquoise d’un jeune colonisé de 23 ans face à des renards colonialistes ne répond pas à leur goût. Pourtant, le comportement politique initial de Nguyên An Ninh était souple, conciliant et très humaniste…Dans son fameux discours, il ne préconisait pas l’émeute. Il appelait les jeunes à boycotter le mandarinat, instrument d’oppression et d’exploitation du peuple. Il fallait étudier pour élever le niveau culturel, éveiller la conscience du peuple en vue d’une lutte efficace contre l’administration coloniale. Comme la politique coloniale devenait de plus en plus inhumaine, il est passé du réformisme à la révolution. «Il n’y a pas de collaboration possible entre Français et Annamites», a-t-il affirmé. Ce qui ne l’empêche pas d’admirer l’humanisme de la vraie culture française. «Chaque Asiatique, dit-it, doit se doter de deux cultures, asiatique et occidentale».

Huu Ngoc/CVN

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