Pham Ngoc San Roland, Nguyên Van Miên Michel, Bùi Duy Can Rolland ont achevé à la veille de la Fête nationale française leur tournée d'un mois dans plusieurs villes et provinces vietnamiennes. Ils ont pu interviewer et filmer une vingtaine de nonagénaires et plus dont beaucoup restent étonnamment vifs d'esprit. Il s'agit de "chân dang", terme vietnamien que se donnent les "engagés sous contrat", principalement originaires du delta du Nord du Vietnam, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle sous la colonisation française pour aller travailler en Nouvelle-Calédonie ou aux Nouvelles-Hébrides, aujourd'hui Vanuatu. Et les "chân dang" donnaient à leurs descendants nés en Nouvelle-Calédonie l'appellation "niaoulis" en référence à cet arbre nombreux dans le pays et qu'ils s'en servaient comme une plante médicinale.
"Un devoir de mémoire, c'est notre seule motivation", a déclaré Pham Ngoc San, commerçant à Nouméa, qui approche de la soixantaine. "Nous voulons recueillir les restes de souvenirs de nos ascendants sur les raisons qui les avaient poussés à quitter le pays, et sur leur condition de vie en Nouvelle-Calédonie". Si certains "chân dang" ont dû quitter le pays et partir à l'aventure pour des raisons d'ordre sentimental ou matrimonial, la plupart furent tentés par l'appel du gain alors que la misère régnait dans les campagnes nord-vietnamiennes.
"On n'a pas la prétention de réaliser un film, au sens strict du mot, seulement mémoriser les images de ceux qui ont vécu avec nos parents et leurs souvenirs susceptibles de nous aider à imaginer les conditions pénibles de la vie des +engagés+ sur les mines de chrome et de nickel ou dans les exploitations agricoles", renchérit Nguyên Van Miên, un alerte sexagénaire. Les "engagés", hommes et femmes, travaillaient dans des centres miniers, souvent exploités à ciel ouvert, beaucoup de femmes furent affectés aux travaux de servante ou de cuisinière.
Le groupe a rencontré les derniers "chân dang" à Hanoi, Hai Phong, Hai Duong, Quang Ninh, Nam Dinh, Thai Binh, Ninh Binh, Tuyên Quang, Thai Nguyên et Hô Chi Minh-Ville.
"Ils ont tous connu un passé souvent douloureux", a résumé Bùi Duy Can. Les sévices corporels et les abus étaient chose courante. Soixante-dix ans après, d'aucuns se souviennent encore de l'expression "à la boîte" que les patrons employaient pour signifier une punition en maison d'arrêt.
Cette quête du passé a pris forme au cours de plusieurs rencontres au Vietnam des "niaoulis" et enfants de "chân ñaêng" nés aux Nouvelles-Hébrides consacrées au cinquantième anniversaire de leur rapatriement entre 1961 et 1964. L'initiative de Pham Ngoc San Roland, Nguyên Van Miên Michel et Bùi Duy Can Rolland fait partie d'autres démarches de "niaoulis" tant en Nouvelle-Calédonie qu'au Vietnam. En particulier, ils tentent de recueillir des témoignages sur les événements relatifs aux "chân dang" pour reconstituer leur histoire.
Les "chân dang", pour la plupart originaires de provinces surpeuplées du delta du Nord du Vietnam où la famine régnait, furent recrutés volontairement sous un contrat d'une durée de cinq ans. Ils partirent de Hai Phong pour travailler en Nouvelle-Calédonie essentiellement pour les mines de chrome et de nickel, et aux Nouvelles-Hébrides dans les plantations de cocotiers et de caféiers. Douze mille Vietnamiens sont passés successivement en Nouvelle-Calédonie entre 1891 et 1939, date du dernier arrivage. Après les départs prévus par le contrat, en 1939, pour des raisons diverses, 3.940 furent bloqués sur le territoire. La plupart d'entre eux réclamaient leur retour au pays. Après avoir mené de dures luttes et subi de sévères brimades, une vingtaine d'années plus tard, la majorité d'entre eux, alors plus de 5.700 "chân dang" et leurs descendants (de Nouvelle-Calédonie et des Nouvelles-Hébrides) purent regagner le Vietnam par bateau entre 1960 et 1964 suite aux accords conclus entre Paris et Hanoi. Le dernier des 11 convois accosta Hai Phong le 8 mars 1964.
Michel Duc/CVN