>>Ne pas mélanger les torchons et les serviettes !
Ici, musique à pleine puissance, recommandée ! |
La musique, c’est comme la cuisine : un équilibre savant, dont l’art est de combiner judicieusement plusieurs ingrédients pour produire un délice gustatif ou auditif. En ce qui concerne la musique, c’est le jeu savant entre rythme, hauteur, nuance et timbre, qui donne naissance à de petits joyaux aux noms aussi évocateurs que romance, ritournelle, fugue, symphonie, et d’autres encore.
Classique, populaire ou traditionnelle, elle scande la vie des hommes. Jours de fêtes, elle accompagne la liesse. Jours de deuils, elle sublime la peine. Elle endort le bébé et fait monter l’homme au combat. Elle se glisse dans les moments de solitude pour adoucir la nostalgie. D’aucuns assurent qu’elle a un effet bénéfique sur la tension artérielle. Bref, vivre sans musique serait presque vivre sans oxygène. Et sur ce plan, le Vietnam ne manque pas d’air.
Tapage diurne
Une fois encore, je déménage. Ne lisez pas ici que mes connexions neuronales deviennent chaotiques et m’amènent à des conduites démentes, mais simplement que je change à nouveau de maison. Un jardin plus grand, le collège de ma fille plus proche, une piscine non loin…, autant de raisons qui nous font transporter nos pénates ailleurs. En donnant congé à la propriétaire de l’ancienne, nous ne nous attendions pas à ce que celle de la nouvelle ait souhaité refaire une beauté à celle-ci avant que nous pendions la crémaillère.
Donc, pour éviter le bruit persistant des crépisseuses, pulvérisateurs, perceuses et autres outils à percussion, nous avons différé de quelques semaines notre emménagement. Un appartement nous héberge provisoirement et du sixième étage, la vue superbe sur le lac de l’Ouest nous fait prendre notre mal en patience. Nous voisinons avec une splendide basse-cour, dont le coq s’époumone chaque matin au lever du soleil, et les poules à chaque œuf quotidien.
Quoi de mieux qu’une musique tonitruante pour faire venir le maximum de clients. |
Photo : CTV/CVN |
Comble de bonheur pour ma fille, au coin de la rue, une de ces pensions pour animaux, qui ont poussé comme des champignons ces dernières années, offre un choix de chiots momentanément orphelins qui ne demandent qu’à être gratouillés et caressés. Bref, de quoi passer sereinement cette transition entre deux pied-à-terre. C’était sans compter l’installation surprise d’un magasin de vêtements pour enfants, juste en face de nos fenêtres. De fait, je n’avais rien vu venir, prêtant à peine attention aux allers et venues de peintres, électriciens et autres artisans qui s’activaient derrière une devanture obturée par d’épaisses toiles.
J’aurai quand même dû m’inquiéter quand deux imposantes enceintes acoustiques ont été installées de chaque côté de la porte d’entrée. Proportionnels à l’avidité de séduire des clients potentiels, leurs énormes yeux chromés ne présageaient rien de bon pour mes tympans. Vendredi soir, je jetais un dernier regard aux monstres assoupis, puis fermais les rideaux et les yeux sur un monde de douce quiétude. J’ignorais que c’était pour moi la fin d’un monde.
En ce samedi matin, c’est le bon moment pour annoncer urbi et orbi qu’un nouveau magasin ouvrait ses portes. Et quoi de mieux qu’une musique tonitruante pour être entendue le plus loin possible et faire venir le maximum de clients. Muselières lâchées, les enceintes déversent à décibels déchaînés ce qui en d’autres tempos devrait être une comptine enfantine, mais qui pour l’heure ressemble davantage au décollage d’un avion à réaction.
Pas de rémission
Pendant toute la journée, et jusque tard dans la nuit, j’expérimente en direct les effets d’une succession de sons à cadence échevelée. Et croyez moi, je suis bien loin de bénéficier d’un apaisement de mon rythme cardiaque. Plus les heures passent, plus l’endothélium de mes vaisseaux sanguins se contracte, le volume de mes artères diminue, ma tension artérielle atteint des sommets à stupéfier un cardiologue. Ma plèvre se décolle, ma raison s’obscurcit, mes cellules cillées crient forfait, mes tympans démissionnent.
En fin de journée, je ne suis plus qu’une loque, qui n’aspire qu’à une seule chose : qu’une panne d’électricité coupe définitivement la chique à ces maudites enceintes. Quand enfin, vers minuit, tout s’arrête, je suis étonné d’avoir survécu à ce bombardement sonore, mais le pire, c’est que j’ai l’impression d’être le seul à en avoir souffert. Les vendeurs qui baissent le rideau du magasin me paraissent frais comme des gardons, et plus près de moi, les membres de ma famille semblent étonnés de voir ma mine défaite, mes mains tremblantes et des propos que je tiens à propos d’une musique insoutenable qui devrait faire fuir les clients plutôt que les attirer.
Même dans cet espace d'un superbe aquarium d’un centre commercial, on peut entendre résonner la musique techno, le long des couloirs. |
Photo : CTV/CVN |
Le lendemain, peu soucieux de revivre l’expérience, je décide de me mettre au calme, et pour cela, me dis-je, quoi de mieux que de m’enfoncer sous terre. Les grottes, gouffres et autres cavités souterraines n’étant pas la particularité de Hanoï, c’est le superbe aquarium d’un grand centre commercial qui va réconcilier mon ouïe avec des bruits feutrés, propices au délassement et à la baisse du rythme cardiaque. En effet, quoi de plus silencieux qu’un banc de poissons qui ondule entre deux eaux. C’est d’ailleurs un silence quasi-sépulcral qui m’accueille quand j’entre dans l’aquarium. À me rendre heureux comme un poisson dans l’eau.
Pendant que ma fille s’extasie devant les poissons clowns, j’admire la grâce des murènes qui se faufilent entre les roches, l’élégance de quelques raies qui glissent le long des parois de verre, la vélocité de petits requins qui fusent dans toutes les directions. C’est le bonheur parfait, jusqu’au moment où une musique techno, pire encore que celle supportée la veille, se répand comme un nuage de gaz délétère, tout le long des couloirs. J’étais juste arrivé avant la mise en ambiance. J’ignore si les bassins de l’aquarium bénéficient d’une bonne isolation phonique, mais à voir comme brusquement les poissons se mettent à frétiller dans tous les sens, j’en doute.
En regardant un gros mérou rouler des yeux de merlan frit, je me dis que lui aussi ne va pas être à la noce aujourd’hui, et, je ne peux m’empêcher de compatir, alors que je fuis un couloir devenu caisse de résonance et qui me donne l’impression d’être enfermé dans un gigantesque tambour sur lequel on tape à coups redoublés.
On dit que la musique adoucit les mœurs, parfois elle donne envie de mordre.
Gérard Bonnafont/CVN