Au Vietnam, le changement est rapide. On voit des travaux de construction partout, en ville comme à la campagne |
Vite, précipitez-vous sur vos appareils photos et mettez en boîte tout ce qu’il vous est possible ! Vous allez vous constituer un bel album de souvenirs à montrer à ceux qui voudront savoir comment c’était avant. Et vous n’aurez pas à attendre d’être chenu et assis au coin du feu pour le faire découvrir à vos petits-enfants. C’est l’an prochain, peut-être même le mois ou la semaine prochaine, que vos photos seront objets de collection, vue la vitesse à laquelle ce qui est aujourd’hui n’est pas certain d’être demain.
Changements de vitrine
Depuis que je vis ici, plus rien ne m’étonne, notamment la précarité de ce qui semblerait immuable ailleurs. À commencer par la valse des commerces qui donnent le tournis aux guides touristiques. Je ne parle pas ici du bipède qui promène des touristes en mal d’explications approfondies sur le pays, mais simplement de livres édités annuellement et qui foisonnent de conseils pratiques pour ceux qui décident d’explorer le pays par leurs propres moyens.
Combien de fois me suis-je trouvé face à un de ces explorateurs désemparé dont le regard déconcerté, allant du livre à son environnement, m’incite à m’enquérir des raisons de son ahurissement ? L’explication récurrente se résume à cette question : «Est-ce que je suis au bon endroit ? Parce que dans mon livre, ils disent qu’il y a un bon restaurant à cette adresse, et je ne le trouve pas !».
Et ma réponse n’est pas des plus rassurantes, pour le gastronome perdu : «Vous êtes à la bonne adresse, mais maintenant c’est une banque qui, depuis trois mois, a pris la place de la parfumerie ayant succédé au restaurant !». Et à l’inévitable «… mais sur la dernière édition de mon guide, ils indiquent bien que…». Je rajoute inéluctablement : «Pour que ce soit la dernière, votre édition a été rédigée il y a plus d’un an, et en un an au Vietnam, il peut s’en passer des changements !».
Immuable le paysage de rizière ? Pas certain. |
Combien en ai-je ainsi laissé derrière moi, qui regardaient leur bréviaire touristique d’un œil incertain, prompts à s’imaginer qu’ils ne retrouveront pas leur hôtel le soir même, remplacé qu’il sera par une concession automobile dont les chambres à air n’auront guère le confort de la chambre qu’ils ont quitté le matin. Vous me direz que finalement, les commerces font partie de l’éphémère et que le changement de destination d’une vitrine est fortement soumis aux aléas de l’offre et de la demande, et plus largement de la rentabilité.
Je vous en donne raison, et vous invite à me suivre à la campagne, ou plutôt à la montagne, où la nature des choses relève davantage de la pérennité. D’ailleurs, ne dit-on pas qu’il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas. Belle illustration de leur solidité à leur poste.
Changement de points de vue
Sur la route que nous suivons, les paysages sont semblables à ceux que nos anciens ont pu contempler : montagnes aux flancs couverts d’épaisse végétation dont émergent quelques arbres géants aux frondaisons majestueuses, rivières roulant des eaux limoneuses au fond de gorges encaissées, rizières en terrasse fidèlement entretenues par les hommes depuis des siècles, même les buffles paisibles qui paissent le long des routes semblent être là depuis toujours.
Pourtant, ce n’est plus tout à fait la route des photographes, telle que je l’ai connue il y a dix ans. Certes, la route au macadam flambant neuf mérite davantage son nom que la piste crevassée et parsemée de «ổ voi» (nid d’éléphant) que j’ai pu découvrir alors. Route au détour de laquelle quelques espaces plats et dégagés constituaient de magnifiques points de vue pour admirer de superbes panoramas.
Il en est même un devenu célèbre, tant les photos capturées depuis son promontoire illustrent nombre de sites Internet ou catalogues de voyage. Mais, les temps changent. Là où nous pouvions librement nous arrêter pour prendre le temps de la contemplation, des tourelles d’acier inoxydables s’érigent en sentinelles gardiennes d’un spectacle immémorial.
Regarder même ne peut se faire sans boire un verre ou verser une obole pour gravir les échelons qui nous conduisent au sommet de ces campaniles modernes et par là même au 7e ciel de la photographie. Jusqu’aux cascades qui caracolaient librement et qui se dotent de barrières à franchir pour accéder à des plates-formes destinées à avoir un point de vue imprenable sur les bassins d’eau claire.
Il est facile de trouver des maisons à étages au style architectural moderne dans les régions rurales. |
Imprenable certainement, car la vue ne se prend plus, elle se monnaye. J’ai quelques inquiétudes sur les œuvres des amateurs de clichés, quand tous les points de vue possibles auront été civilisés. En effet, malgré un matériel de plus en plus performant, il n’en reste pas moins qu’une certaine maîtrise du geste reste indispensable à qui veut un résultat photogénique. Or, le moins que l’on puisse dire est qu’après avoir ingurgité une bière à chaque point de vue intéressant, pour avoir le droit de mettre en boîte un bout de paysage, le geste risque d’être plutôt flou à la fin de la route.
Encore une fois, vous me direz que c’est le progrès et qu’en d’autres lieux, le béton a remplacé les dunes de sable pour le plus grand bonheur des vacanciers, ou que le téléphérique a permis aux citadins de ménager leurs mollets pour atteindre les sommets à l’instar des montagnards.
Et je vous en rends de nouveau raison. Sauf que lorsque je vois le parpaing remplacer la clôture traditionnelle de bambous et de cactus, quand je vois le béton recouvrir les chemins de campagne, quand je vois le motoculteur pétaradant remplacer le buffle dans les rizières, quand je vois des murs en contreplaqué remplacer les planches des maisons à flanc de montagne, je me dis que si le changement fait gagner en confort, je ne suis pas certain que l’esthétisme y trouve son compte.
Après tout, je suis sans doute devenu vieux.
Gérard Bonnafont/CVN