L'esprit communautaire des Vietnamiens

Les Vietnamiens vivent en harmonie les uns avec les autres. Leur esprit communautaire est au contraire à l'individualisme. Il est aussi compris dans le sens d'esprit national.

>>Vietnam : une société de communautés

L'importance de la communauté est enracinée dans l’esprit de tous les Vietnamiens.
Photo : VNA/CVN

Le terme vietnamien tính công dông nguoi Viêt prête à équivoque. On pourrait le traduire par esprit communautaire des Vietnamiens, ce qui est compris en général dans le sens d’esprit national, d’attachement et de dévouement à la communauté nationale. Mais le terme tính công dông nguoi Viêt pourrait aussi servir à traduire un concept de l’anthropologie culturelle et sociale, le collectivisme, opposé à l’individualisme. Rappelons que la notion individualisme/collectivisme est l’une des dimensions identifiées par G. Hofstede par lesquelles diffèrent les cultures nationales. Contrairement aux personnes de la société individualiste, celles de la société collectiviste sont intégrées dans des groupes forts et soudés (famille, village, groupes sociaux ou religieux…) qui les protègent en échange de leur loyauté.

Sociétés collectivistes et individualistes

Edward Hall, de son côté, distingue deux sortes de culture : le high level context culture marquant les sociétés collectivistes (communautaires) et le low level context culture caractérisant les sociétés individualistes. Les pays de l’Amérique du Nord, de l’Europe occidentale relèvent de la culture individualiste alors que ceux de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine appartiennent à la culture communautaire.

Ainsi, quelle que soit la signification attribuée à tính công dông nguoi Viêt, on pourrait classer le Vietnam dans le deuxième groupe.

À travers plusieurs millénaires, la nation vietnamienne s’est formée et affirmée par un double processus historique : brassage des populations de souche mongoloïde et négroïde, assimilation des cultures venues de l’extérieur.

Chaque culture comporte des valeurs qui, représentées par des systèmes de symboles ou de signes, régissent la pensée et le sentiment, le comportement et la communication au sein d’une communauté et la distinguent des autres. La valeur dominante chez les Viêt est l’esprit communautaire compris dans le sens d’esprit national, d’amour de la patrie.

L’esprit communautaire est devenu une tradition ancrée dans la société vietnamienne.
Photo : VNA/CVN

Selon l’historien et militant révolutionnaire Trân Van Giàu, cette idéologie patriotique est née très tôt, dès la création du premier État des Lac Viêt, le Van Lang (Ier millénaire av. J.-C.).

Nombre de touristes étrangers, certains jeunes Vietnamiens et même quelques chercheurs vietnamiens résidant à l’étranger nient l’existence d’une identité culturelle vietnamienne parce qu’ils ne voient rien de particulièrement vietnamien dans la vie d’aujourd’hui au Vietnam, rien que du chinois, de l’indien, du français, de l’américain… dans les manifestations culturelles.

C’est ignorer la culture de la culture, ses caractéristiques, son évolution et l’empreinte de l’acculturation qui fait qu’il n’existe aucune culture nationale pure, y compris les cultures les plus brillantes du monde.

À l’aube de leur histoire, les Vietnamiens ont dû s’unir étroitement pour faire face aux fortes crues et aux agresseurs du Nord. De là, ce sens communautaire qui n’a cessé de se renforcer à travers les siècles par une solidarité nationale. La culture comme l’a remarqué un anthropologue japonais, "est comme du vent. Nous vivons dans le vent mais ne le voyons pas".

Beaucoup de vestiges culturels datant de trois mille ans survivent dans le Vietnam contemporain, inaperçus aux yeux des gens peu avertis.

D’abord les mythes. Le mythologue américain Joseph Campbell a remarqué que même dans une rue au cœur de New York, les mythes parlent à ceux qui savent écouter. Au Vietnam, le mythe de l’union du Dragon et de la Fée qui avait donné naissance aux rois Hùng, ancêtres des Viêt, peut encore mobiliser au XXe siècle les forces vives de la nation. Le Parti nationaliste Vietnam Quôc Dân Dang n’a pas manqué d’y recourir de même que le Président Hô Chi Minh.

L’enfant-géant légendaire du village de Gióng, héros national qui avait chassé l’envahisseur, est glorifié chaque année au cours des fêtes de printemps de plusieurs villages. Les fiançailles les plus snob ne peuvent se passer du bétel et des noix d’arec, offrandes symboliques qui rappellent une très ancienne histoire d’amour conjugal.

Élément de cohésion nationale

La valeur dominante chez les Viêt est l’esprit communautaire compris dans le sens d’esprit national et d’amour de la Patrie.
Photo : VNA/CVN

La langue Viêt, relevant de la famille ethnolinguistique austro-asiatique, constitue un élément de cohésion nationale. Bien qu’envahie à 60-70% de mots d’origine chinoise, elle n’en reste pas moins un port d’attache nationale. Ce n’est pas sans raison que Hô Chi Minh, dans la traduction du terme "Croix-Rouge", a préféré Chu thâp do à Hông Thâp Tu, la deuxième version n’étant composée que de mots d’origine chinoise.

De plus, la langue Viêt est essentiellement collectiviste : il n’y a pas de pronoms personnels neutres je et vous (tu). Pour s’adresser à quelqu’un, il faut deviner son âge et l’appeler selon la hiérarchie familiale : oncle, tante, père, mère, sœur aînée ou cadette, etc. Le culte des esprits, véritable religion autochtone Viêt selon L. Cardière, se maintient jusqu’à nos jours, en particulier le culte des ancêtres et celui des Déesses-Mères (Mâu).

Le mode de vie du planteur de riz en terrain inondé garde ses principales lignes (technique, habitation, village, cuisine…) à travers les siècles. Tous ces facteurs culturels que nous venons de passer en revue ont contribué à former, à développer et à renforcer l’esprit communautaire des Viêt.

Acculturation avec prédominance chinoise

L’influence de la culture chinoise s’est exercée en deux étapes : celle de la domination coloniale pendant plus de mille ans, et celle des dynasties vietnamiennes indépendantes pendant 900 ans.

Durant ces deux millénaires, qu’est-ce que l’esprit communautaire des Vietnamiens a perdu et gagné ? Pertes et gains ne pourraient être nettement délimités, certaines pertes pouvant être cause de gain et vice versa.

L’invasion de la culture hán (chinoise) du fleuve Jaune a infligé un choc violent à la culture Viêt du fleuve Rouge, minant nombre de valeurs typiques de la civilisation du riz de l’Asie du Sud-Est. Les gouverneurs chinois régnaient par la terre et une exploitation inhumaine. Si paradoxal que cela puisse être, la barbarie coloniale a eu pour effet de renforcer le sentiment communautaire vietnamien à travers des dizaines de guerres et de révoltes. L’affrontement entre les deux cultures a permis aux Vietnamiens de mieux se définir, de ciseler leur propre identité en opposant le Sud (nuoc Nam = pays du Sud) au Nord (la Chine).

L’introduction du confucianisme et du bouddhisme, tout en sapant en partie les croyances indigènes, a fini par unir les Vietnamiens dans le même culte syncrétique. Le confucianisme a imprégné la communauté vietnamienne d’idées passéistes. Son conservatisme a empêché la Cour royale de moderniser le pays à la manière du Japon pour faire face à la conquête française dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Mais son aspect positif n’était pas négligeable. Sa philosophie politique a contribué à cimenter l’union nationale par l’édification d’un fort pouvoir centralisé. Son humanisme a favorisé la formation d’hommes de caractère, d’une élite attachée à la patrie et au peuple.

Dans le Vietnam contemporain, plusieurs générations d’intellectuels confucianisés ont participé au mouvement de libération nationale : mandarins royalistes du Van Thân, lettrés modernisés (Phan Bôi Châu, Phan Châu Trinh, et de la génération cadette : Hô Chi Minh), étudiants formés en France (Nguyên An Ninh, Hoàng Xuân Han, Nguyên Khac Viên).

Soudé aux croyances populaires locales, le bouddhisme a donné un substrat à la vie spirituelle. L’homme du peuple, étranger aux élucubrations métaphysiques sur l’être et le non-être d’une religion athéiste, n’y recherchait qu’un peu de consolation à sa misère et à ses peines. Depuis le XVIe siècle, chaque village possédait à part une pagode dédiée au bouddha de la pitié universelle, une maison communale pour faire régner l’ordre social confucéen, assurant ainsi l’équilibre mental entre le cœur et la raison. Une question a fait couler beaucoup d’encre : à travers l’histoire, pourquoi les bonzes et fidèles ordinaires d’une religion détachée du monde et condamnant tout attentat à la vie de n’importe quel être, ont-ils pris part à la guerre contre l’envahisseur ? Est-ce à cause de l’impact de la pensée dhyaniste (Thiên, Zen) ou du confucianisme ?

Acculturation avec prédominance française

L’occupation française a duré 80 ans, jusqu’à la Révolution d’Août 1945. Cette première modernisation du pays, c’est-à-dire d’occidentalisation, avec un début d’urbanisation et d’industrialisation, n’a touché que la minorité citadine tandis que 95% de la population restaient à la campagne, illettrée. La communauté vietnamienne a souffert ainsi d’une véritable coupure culturelle entre citadins et nhà quê (campagnards). Mais en gros, les traditions confucéennes ont été maintenues dans tout le pays.

Les recherches sont unanimes à considérer que le nationalisme et le patriotisme sont une caractéristique majeure des Vietnamiens.
Photo : VNA/CVN

Dans les premiers temps, les lettrés avaient tourné le dos à la culture occidentale, culture qualifiée de perfide, d’immoral et de barbare, et d’un matérialisme vulgaire. Mais, vers les années 1920, l’administration coloniale étant bien assise, le français et le quôc ngu (écriture vietnamienne romanisée) avaient fini par chasser les idéogrammes chinois et vietnamiens de l’enseignement, des lettres et de la vie publique. Par ricochet, le quôc ngu inventé aux fins d’évangélisation devait servir comme arme pour la lutte anticoloniale. Cette lutte s’est enrichie idéologiquement des apports de la démocratie occidentale, en particulier de l’idéal de la Révolution de 1789 et de son évolution marxiste. Il est à déplorer qu’on ait abandonné l’enseignement des idéogrammes chinois et du confucianisme dans les écoles, parce que ces facteurs qui sont le moteur du développement en Chine, au Japon et en République de Corée, nous ont laissé un immense héritage spirituel qu’il faut exploiter. Comme au temps de la domination chinoise, la colonisation française a uni tous les Vietnamiens, dans un front national qui, dirigé par Hô Chi Minh, a mis fin au joug étranger en 1945.

L’identité vietnamienne a pu être préservée et s’est enrichie des apports de la culture française, créant de nouvelles valeurs dans tous les domaines (sciences de la nature et de l’homme, arts, lettres, politique, etc.). Le concept de l’individu, d’origine occidentale, a bouleversé les mœurs rigides de l’ancienne société féodale. Il a permis la naissance d’une école de "poésie nouvelle" (Tho Moi) marquée par une expression fortement personnelle.

Le Vietnam depuis la Révolution de 1945

La première modernisation ou occidentalisation du Vietnam a eu lieu au temps de la colonisation française. Elle n’a touché que les centres urbains, surtout quelques grandes villes.

Avec une industrialisation et une urbanisation plus systématiques, la deuxième modernisation s’est déroulée depuis 1945 sous l’impact de la révolution et des bouleversements politiques, économiques, culturels et sociaux à l’échelle nationale et internationale. Elle a passé par deux étapes, avant et après 1986, date de l’adoption de la politique de Renouveau (Dôi Moi).

La première étape, celle de l’internationalisation du Vietnam, est marquée par trente ans de guerre internationale. Hô Chi Minh a réussi à reconquérir l’indépendance grâce à une stratégie révolutionnaire qui consistait à unir le peuple entier dans le front national et à lier la cause du Vietnam à celle de tous les peuples coloniaux et aux forces progressistes du monde entier.

L’esprit communautaire s’est renforcé prodigieusement à travers les dures épreuves de la révolution et de la longue résistance armée. Il faut avoir vécu les jours d’août 1945 et de la guerre contre la reconquête française jusqu’aux premières années 1950 pour pouvoir ressentir la communion de tout un peuple dans le combat pour la liberté, combat qui purifiait les mœurs sociales de manière inattendue. Pendant sept ou huit ans, plus de fossé de fortune, de classe sociale, de niveau culturel. Des propriétaires terriens renonçaient à leurs rizières, de riches négociants offraient leur or au jeune État sans budget, des prostituées devenaient infirmières militaires, des vagabonds et des étudiants s’engageaient dans la milice, les paysans hébergeaient les citadins évacués, on brûlait sa propre maison pour pratiquer la tactique de la terre brûlée. Avec l’édification d’une culture nationale mettant l’accent sur le souci des masses et de la science, l’élite intellectuelle rejoignait le peuple.

Malheureusement, durant cette époque, certains événements ont terni le sens communautaire. La réforme agraire - dont le président a reconnu publiquement les erreurs - a frappé le village, cellule sociale traditionnelle, la division du pays en deux après Genève (1954) et la guerre qui l’accompagne, l’exode de deux millions de boat people. Il faut continuer à faire cicatriser ces plaies profondes pour cimenter l’union, entre les Vietnamiens du pays et la diaspora.

L’étape qui va de 1986 à nos jours est influencée par la mondialisation, la régionalisation (adhésion à l’ASEAN en 1995) et la francophonie. Ce ralliement présente autant d’espoir et de promesse que de difficultés et de défis.

Dans l’après-guerre, ont émergé deux problèmes. Premièrement, une crise socio-économique de 15 ans (jusqu’à 1995) due à une série de calamités naturelles (crues, typhons…), l’agression des Khmers Rouges et l’intervention chinoise, des mesures économiques inopportunes causant une émigration en masse. Deuxièmement, le rattrapage économique par rapport aux pays voisins du Sud-Est asiatique, ainsi que l’âpre concurrence économique dans de cadre de la mondialisation.

Cette dernière, qui privilégie les pays nantis, constitue une menace pour les pays pauvres tels que le nôtre, pour éviter le danger de l’homogénéisation culturelle, la communauté vietnamienne se doit préserver son identité et de l’enrichir.

Quelques remarques sur l’esprit communautaire des Vietnamiens compris dans le sens d’esprit national et dans celui d’esprit collectif selon l’anthropologie culturelle.

Le patriotisme, une caractéristique majeure

Les recherches sont unanimes à considérer que le nationalisme, le patriotisme, est une caractéristique majeure des Vietnamiens. Mais il n’existe pas encore d’études assez poussées sur la nature de cet esprit, les traits particuliers qui distinguent la communauté vietnamienne des autres communautés nationales. Peut-être qu’une analyse de la diaspora vietnamienne en comparaison avec d’autres aiderait à mieux comprendre le sens communautaire vietnamien.

Chez les Vietnamiens, la famille demeure une valeur inégalée. La carrière typique d’un foyer de boat people installé aux États-Unis ou en France est la suivante : les parents se serrent la ceinture à l’extrême pour pouvoir assurer les études des enfants. Ces derniers, en revanche bûchent ferme pour décrocher des diplômes ouvrant la voie à une profession lucrative. On se partagera le gain et tout le monde sera solidement établi. Souvent, cette solidarité organique s’étend à la grande famille et même au clan familial. Selon des enquêtes comparatives menées par Y. Higuchi, les relations sociales au Vietnam se classent ainsi par ordre d’importance : famille, amis, travail et affaires (Au Japon : amis, famille, travail et affaires). L’histoire a montré que l’esprit communautaire vietnamien est à son zénith chaque fois que le pays doit affronter un péril mortel : invasion étrangère, crues dévastatrices, atteinte à l’honneur national. Dans les circonstances ordinaires, il se réduit à l’esprit collectiviste limité à la famille et au clan familial. À l’étranger, la diaspora vietnamienne montre moins de cohésion et de solidarité que les diasporas chinoise ou juive.

Des États-Unis, de la France et d’autres pays, la diaspora vietnamienne envoie chaque année à la parenté dans le pays plus de trois milliards d’USD.

Sa contribution en investissements directs et en matière grise reste encore modeste par suite d’un certain complexe de boat people. Il faut lever cette hypothèque psychologique dans un effort commun pour franchir la barrière idéologique et ressouder l’esprit communautaire vietnamien maintenant que la guerre a pris fin depuis plus d’un quart de siècle.

Huu Ngoc/CVN
(Octobre 2004)

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