Le livre Quôc van giao khoa thu (Manuel de langue vietnamienne) pour classe élémentaire. |
J’ai eu l’occasion, à ce propos, d’interroger plus d’un compatriote, ayant dépassé le cap de la soixantaine (y compris ceux vivant à l’étranger), qui avait fréquenté les classes élémentaires franco indigènes avant la Révolution de 1945 : «Vous rappelez-vous le Quôc-van giao khoa thu ?» (Le manuel de langue vietnamienne)- «Bien sûr que oui !» ont-ils tous répondu avec un brin de nostalgie.
Beaucoup ont cité des phrases inoubliables de la collection des trois livres pour enfants de sept à neuf ans, telles que : «Qui ose dire que garder le buffle est une corvée ?, Le village natal est l’endroit le plus beau du monde, ô combien triste est la séparation !»
Attachement d’une génération à un ouvrage
Et certains de réciter par cœur des textes entiers. Comment expliquer cet attachement de la génération des résistants anti-français à un petit ouvrage didactique publié par l’administration française pour édifier les indigènes sur les bienfaits de la colonisation ?
Il y a d’abord des raisons psychologiques. À l’ex-ception des cas tragiques, les souvenirs du passé en général, de l’enfance en particulier, reviennent toujours à la mémoire avec une certaine douceur mélancolique.
D’autre part, il faut compter avec le mélange ambigu de colonialisme et d’acculturation.
Évidemment, le Quôc van giao khoa thu rédigé sur commande de la direction de l’Instruction publique de l’Indochine française s’inscrit dans le cadre d’un enseignement plus ou moins obscurantiste, destiné à exalter la mission civilisatrice de l’homme blanc, concrètement à chanter la réalisation de la France au Vietnam.
«Maintenant, partout règnent la paix et la tranquillité, chacun vaque à cœur joie à ses travaux. S’il en est ainsi, c’est grâce au Protectorat français…». On encense le gouverneur général Paul Bert : «Paul Bert ne voulait qu’une chose, rendre notre peuple heureux. Mais le surmenage et la maladie l’ont terrassé ; au bout d’un séjour de sept mois, il est mort. Le Vietnam a perdu un grand bienfaiteur». De la même veine apologétique, on peut relever des textes tels que Hanoi, capitale d’aujourd’hui, La voie ferrée transindochinoise, L’hydraulique agricole, L’Institut Pasteur, etc.
Certes, il y a du vrai dans tout cela mais on a omis tout simplement de parler de l’objectif ultime de ces réalisations qui était de servir à une exploitation coloniale optimale, on a oublié d’évoquer les cruautés sans nom de l’oppression, et la manière barbare de juguler tout mouvement patriotique. Heureusement le pourcentage de tels textes est assez restreint.
Exemple positif d’acculturation
D’ailleurs, tout petits que nous étions, inspirés par un patriotisme secret, nous ne les prenions pas au sérieux, les qualifiant dans notre for intérieur de viles flagorneries.
Le côté négatif mis à part, le Quôc van giao khoa thu peut être considéré comme un exemple positif d’acculturation entre le Vietnam (Est) et la France (Ouest), dont l’effet et les manifestations dépassent parfois les attentes des colonisateurs et vont même à l’encontre de leur but. À travers les textes de moins de 200 mots, transparaît l’intention d’assimiler la culture moderne de l’Occident tout en préservant la culture nationale.
D’abord, c’est la modernisation du style. Au lieu de la phrase alambiquée et compliquée des textes classiques chinois de l’enseignement d’autrefois, c’est l’expression simple, claire, directe, à la française. Le contenu de l’enseignement n’est plus exclusivement littéraire et moral. Les enfants acquièrent des connaissances usuelles et exercent leur esprit d’analyse avec des textes tels que : les nuages et la pluie, l’abeille, la rage, les étoiles, la gale, la peau, la conjonctivite, etc.
Les textes abordant l’histoire nationale rappellent les invasions chinoises, sans doute pour montrer que ces envahisseurs chinois constituaient un fléau auquel les vaillants Français ont mis fin. Ainsi, les censeurs français ont laissé subsister beaucoup de textes exaltant la lutte acharnée des Vietnamiens contre la domination chinoise (Les sœurs Trung, Ngô Quyên, Trân Hung Dao, Lê Loi…). Faux calcul : ces textes entretenaient le sentiment patriotique contre tous les agresseurs y compris les Français.
Mais les pages les plus émouvantes, celles qui ont laissé des traces indélébiles dans la mémoire des enfants, futurs maquisards, ce sont celles qui dépeignent la campagne avec ses rizières, ses banians, ses aigrettes blanches, ses gardiens de buffle, le village avec sa haie de bambous, sa pagode, sa maison commune, les travaux et les jours. D’autres enseignent une morale patriarcale, la satisfaction du devoir accompli, l’entraide et la charité. En somme, c’est l’âme du Vietnam traditionnel qui vit dans ces textes pour enfants dont les personnes âgées se délectent encore.
Rendons hommage aux auteurs de ces pages si simples et si fascinantes Trân Trong Kim, Nguyên Van Ngoc, Dang Dinh Phu, Dô Thân et à Louis Sizaret (Luxembourg) qui a traduit en français (Éditions Thê gioi-Hanoi) le Quôc van giao khoa thu.
Huu Ngoc/CVN