Khai Hung, un des chefs du roman vietnamien moderne dans les années 1930. |
Le beau (Dẹp en vietnamien) est le titre d’un roman de Khai Hung, paru en 1944, oeuvre qui peut être considérée comme une profession de foi esthétique de l’auteur.
Ce brillant romancier et nouvelliste des années 1930 a moqué la vie littéraire de son époque. Avec Nhât Linh, il a créé en 1933 le groupe littéraire Tu luc van doàn (Compter sur ses propres moyens) pour rénover non seulement les lettres, mais encore la vie culturelle et sociale. Ses activités jouirent d’une grande popularité du Nord au Sud du pays dans le contexte socio-politique de ce temps : une époque marquée par la maturité intellectuelle d’un public citadin optant pour le réformisme social après l’échec des insurrections patriotiques anti-coloniales et sous l’influence du Front populaire en France.
Le roman et la poésie modernes
Ce réformisme vise la modernisation, c’est à dire l’occidentalisation, pour mettre fin au régime féodalo-colonial, il revêt un triple caractère : essentiellement romantique, il ne refuse pas le réalisme et n’hésite pas à aborder tous les problèmes sociaux. Il a créé le roman et la poésie modernes. Khai Hung (1896-1947) issu d’une famille mandarinale, fait ses études secondaires au Lycée français Albert Sarraut de Hanoi. Ce pilier du Tu luc van doàn se fait un nom grâce à des nouvelles et des romans : Hôn buom mo tiên (Rêve féerique du papillon), Nua chung xuân (printemps sans lendemains), Tiêu son Trang si (Le chevalier de Tiêu Son), Trông mai (Les rochets mêle et femelle), Dẹp (Le beau).
Dẹp chante le culte du beau. D’après l’auteur, pour l’artiste, le beau doit être placé au dessus de tout, des honneurs, de la richesse et même de l’amour. Le morceau suivant nous montre la défaillance du peintre Nam qui se laisse conquérir par son admiratrice Lan, fille d’un artiste de ses amis :
Lan dit :
- Ce qui me peine, c’est que vous ne me comprenez pas.
Nam esquisse un sourire :
- Mais si ! J’ai remarqué même que vous êtes une âme étrange. Enfin, je vous avoue que votre lettre m’a beaucoup ému. Je n’ai jamais eu une pensée blessante à votre égard, je vous le jure. Car je vous comprends parfaitement. Vous êtes d’une telle honnêteté et… d’une telle candeur. Oui…, je vous comprends.
Quelques oeuvres de Khai Hung. |
Nam sent qu’il a la voix fausse. Il s’arrête pour laisser se calmer son cœur qui bat la chamade et reprendre sa lucidité d’esprit. Lan s’est tue, absorbée dans ses réflexions.
- Hélas ! Lan… Si vous m’avez compris comme je vous ai comprise, vous finirez un de ces jours par perdre ce qu’il y a de plus beau et de plus pur dans vos sentiments à mon égard.
Nam s’aperçoit de son parler solennel et maniéré. Il feint de rire et poursuit :
- Aimer les artistes ! On peut aimer leurs œuvres et non eux-mêmes. Eux ils n’aiment pas.
Lan rit aux éclats, si fort que quelques portefaix consternés se retoument pour la voir. Nam semble n’accorder aucune attention à son rire. Il poursuit tranquillement :
-Si je me mariais, vous seriez la femme de mon choix. Tenez-le pour certain. Vous êtes la fille de mon meilleur ami. N’importe. Se marier avec la fille d’un ami, pour moi, c’est comme si l’on se mariait avec une autre femme (…). Si je n’ai pas répondu à votre lettre, ce n’est pas à cause des considérations sur les rapports amicaux, sur les rapports sociaux entre vous et moi. Et parce que je ne vous aime pas. Auparavant, je vous aimais comme une petite sœur. Depuis que j’ai reçu votre lettre étrange, peut-être j’ai…
Nam se tait et couve Lan d’un regard attendu. Il continue :
- Si à ce moment, je n’avais pas réfléchi, je vous aurais demandé la main. Mais j’ai réfléchi et j’ai trouvé que ça aurait été irraisonnable. J’étais persuadé que vous auriez fini par vous en rendre compte. Mais il me semble que l’amour que vous aviez conçu pour moi à l’âge de 9 ans n’a pas quitté votre cœur candide. Je connais le cas de deux cousins germains qui se sont mariés pour avoir vécu ensemble depuis leur tendre enfance… Ce n’est pas de l’amour, c’est plutôt une inclination teintée de candeur.
Comme Nam s’arrête, Lan lui demande à voix basse :
- Et après ?
- Même si nous nous aimons sincèrement, je pense que pour l’amour de l’art, nous devons sacrifier notre propre amour. Lier l’artiste à la famille, c’est planter un banian dans un vase de porcelaine. L’arbre se rabougrira tandis que le vase fêlera. Pourquoi ne pas le laisser pousser librement, sous le soleil et la pluie ? (…)
Lan se lève brusquement et dit :
- Je vous comprends. Au revoir.
Elle part en silence.
Nam la reconduit chez elle, en bicyclette comme elle. Ils n’échangent aucune parole.
Le dimanche suivant, Nam demande à son grand frère d’aller à Quang Yên pour lui demander la main de Lan.
Huu Ngoc/CVN