La route sans ménagement

Qui veut voyager loin ménage sa monture. Ce dicton est d'autant plus vrai au Vietnam que le pays s'étire tout en longueur et met autant le voyageur que sa monture à rude épreuve !

Qu'importe la monture pourvu qu'on ait l'ivresse, oserai-je dire. L'ivresse du voyage, de la découverte, du simple plaisir de parcourir les 2.000 km qui séparent les deux deltas. Et des montures, il y en a pour tous les goûts à qui veut passer d'un delta à l'autre.
Le plus rapide est sans conteste l'avion. Rapide aussi le contact avec les charmes cachés du pays, qui se résument aux salles d'attente des aéroports ou à quelques bribes de terre ou d'eau entraperçues à travers une couche nuageuse parfois capricieuse.
Le plus convivial est le train. Pensez donc, trente-six heures pour joindre un bout du pays à l'autre, ça laisse le temps de faire connaissance avec ses compagnons de chambrée ou de carré ! Mais question découverte du pays, on reste encore sur sa faim, hormis un paysage qui défile derrière une vitre hésitant entre opacité et transparence.
Autre alternative, la route. Si j'exclus la car qui est à la route ce que le train est à la voie ferrée, c'est pour moi la meilleure façon de pénétrer au cœur du Vietnam, avec la liberté de pouvoir s'arrêter quand bon me semble, au gré des envies.
Et pour faire la route, ma monture préférée est la moto. Avec elle, je peux me glisser partout, prendre des sentiers de traverse improbables, m'arrêter facilement pour papoter au hasard des rencontres.
Pompe salvatrice
Et quand il s'agit d'aller du Bac Bô (Nord) au Nam Bô (Sud), des rencontres il y en a ! Mais pour cela, je ne choisis pas n'importe quelle route. À la Mandarine qui longe le littoral, je préfère la route Hô Chi Minh qui traverse les hauts plateaux du Centre.
J'ai toujours aimé la beauté de ses paysages sauvages, tantôt d'une exubérance toute tropicale, tantôt d'une austérité minérale. Entre jungle, hévéas, poivriers, caféiers et pinèdes, c'est tout un jardin exotique qui défile au gré de kilomètres.
J'aime aussi ces longs moments de solitude que la route nous accorde entre deux petits villages blottis au creux de vallons. C'est dire qu'entre elle et moi, c'est une longue histoire, même si elle ne me ménage pas. Et, comme ces vieux films dont on conserve en mémoire quelques images qui nous ont particulièrement touchés, pour moi, la piste Hô Chi Minh, ce sont des photographies d'instants parfois cocasses, parfois difficiles...

La route et le voyageur : ménage à deux !


Je pense ainsi à cette fois, sur les hauts plateaux du Centre, la route serpentait dans une jungle de plus en plus dense, laissant apparaître de-ci de-là quelques espaces où les paysans pratiquent la culture de riz et de maïs sur brûlis. Les villages se raréfiaient, et brusquement une inquiétude m'a saisi : n'avais-je pas été trop optimiste sur la question de l'essence ?
En effet, la rareté des habitations étant proportionnelle à l'insuffisance de postes à essence, la pénurie me guettait. À chaque virage, mon regard scrutait l'horizon pour tenter d'apercevoir la pompe salvatrice qui m'éviterait la honte absolue : la panne d'essence en rase campagne, à 900 km de Hanoi.
Enfin, après une demi-heure de suée, pas seulement due à la chaleur, je découvre, au détour d'un petit col, la plus belle, la plus merveilleuse, la plus splendide des pompes à essence que j'ai connu ! Elle ne payait pas de mine avec son petit bonnet pointu, cette modeste pompe à main, mais elle offrait à mon réservoir éperdu de reconnaissance le liquide verdâtre qui m'évita de sombrer dans le ridicule. Et qu'importe que le prix soit deux fois plus élevé que d'habitude ! Depuis, j'éprouve un attachement particulier pour ces ancêtres de nos pompes automatiques, mais quand même pas au point de devenir gazolinophile.

Complètement pompé
Autre arrêt sur image ! En arrivant à Buôn Ma Thuôt, après une longue journée de route, alors que j'aspire à un repos bien mérité, ma moto menace de rendre l'âme. Il faut dire que je l'ai un peu délaissé, car depuis quelques temps, elle émet un curieux bruit de sirène à chaque démarrage, et là ce bruit devient franchement insupportable, à tel point qu'il attire l'attention des gens que je croise !
Je décide de tirer les choses au clair, et je demande l'adresse du concessionnaire de la marque de mon deux-roues. Un "xe ôm" local propose de me guider, et après avoir traversé la ville, rouge de confusion sur un engin couinant, j'arrive à la concession. Je n'ai pas besoin de parler ! En entendant le bruit, le gérant fait le diagnostic "C'est la courroie !", et hèle immédiatement deux ouvriers pour m'offrir un festival de l'efficacité vietnamienne. L'engin est mis sur pont, carter ouvert, courroie ôtée, membrane changée, moteur nettoyé, nouvelle courroie, carter refermé, moto remise à neuf en moins d'une demi-heure. En France, j'aurais attendu trois jours ! J'en deviendrai presque "mécanophile".
Faire la route n'est pas non plus sans dangers, et je ne compte plus les descentes subites sur les bas-côtés pour éviter un bus lancé à vive allure, qui oublie qu'au Vietnam on roule à droite. Surtout quand le bas-côté est plus boueux que bas !
Le danger le plus insidieux est sans doute la chute de fatigue. Quand on roule, on reste attentif, sens exacerbés pour anticiper et réagir au moindre incident. À ces moments, on maîtrise sa monture. C'est après de longues journées de route qu'il m'est arrivé d'oublier qu'une moto ne peut tenir en équilibre à l'arrêt que si on lui apporte le soutien d'une béquille.
Quand les réflexes sont encore aiguisés, on s'en sort en général sans mal, sauf à rattraper son erreur au vol ou à remettre sur ses roues une moto un peu froissée, tant sur le plan du carénage que de l'amour-propre !
Mais quand la fatigue pèse sur les épaules, le temps de réaction entre le moment où la moto entame sa chute et son atterrissage n'est pas suffisamment rapide pour empêcher les pieds de servir d'amortisseur. Et se faire tomber une moto sur les pieds à l'arrêt, c'est le comble du ridicule. Surtout quand vous êtes dans la file d'attente d'une station d'essence entre Dà Lat (hauts plateaux du Centre) et Hô Chi Minh-Ville ! À ce moment-là, pas facile de faire le malin en roulant des mécaniques pour dire que l'on vient de parcourir près de 2.000 km en moto par la route Hô Chi Minh. Au mieux on ne vous croira pas, au pire on vous plaindra.
Allez, je vous laisse : je dois préparer ma prochaine rencontre avec la route Hô Chi Minh. Cette fois, c'est la piste de l'Est, le long de la frontière avec le Laos, qui m'appelle. Les 210 km sans poste à essence, sans le moindre endroit pour se restaurer ou pour dormir… J'ai intérêt à ménager ma monture !

Texte et photo : Gérard BONNAFONT/CVN

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