Vingt heures trente. Sous une pluie battante, un couple d'une soixantaine d'années arrive au cabaret An Nam (Hô Chi Minh-Ville) au guidon de leur ancienne moto. La femme y interprète 4 "standards" composés il y a une cinquantaine d'années. Après les applaudissements du public, la chanteuse et son mari repartent pour une autre destination, le Sax'n art, situé dans l'arrondissement 1 où le saxophoniste et également patron du club, Trân Manh Tuân, les attend. La chanteuse y fait son récital. Sa voie est appréciée des spectateurs présents, pour l'essentiel étrangers. Vers minuit, le parcours musical du vieux couple se termine. Ils se faufilent alors dans la nuit, chevauchant leur engin, en direction de leur domicile pour un repos bien mérité.
Passion incandescente
La chanteuse se nomme Tuyêt Loan. Âgée de 62 ans, elle est surnommée la "Reine du jazz vietnamien" ou la "Dinah Washington Vietnam". Depuis 20 ans, accompagnée par son mari, Trân Dai Lê, elle voue un amour éternel au jazz. Tuyêt Loan refuse toutefois le surnom "Reine du jazz vietnamien". "Que ce soit avant ou après moi, personne n'a suivi le chemin que j'ai emprunté. De grâce, ne m'appelez pas numéro un alors que je suis la seule!", dit humblement la chanteuse qui chante sa passion pout le jazz depuis plus de 40 ans.
Avant Tuyêt Loan, d'autres noms célèbres comme Kim Bang, Ngoc My… se partageaient la scène. Mais malheureusement, elles l'ont quitté trop tôt. Et personne ne semble émerger pour succéder à notre chanteuse. "Pour suivre cette voie, il faut être passionné(e)", confie Tuyêt Loan. Actuellement, elle gagne 5 à 7 millions de dôngs par mois. Mais son agenda est pour le moins chargé, avec 4 soirées de représentation hebdomadaires au cours desquelles elle chante dans 2 cabarets. Le cachet que l'artiste perçoit chaque soir, soit un peu plus de 400.000 dôngs, est 20 fois inférieures à la rétribution d'un chanteur pop de catégorie moyenne et sans commune mesure avec les stars de la pop nationale. Malgré tout, Tuyêt Loan affirme qu'elle chantera jusqu'à son dernier souffle. "À l'âge de 90 ans, je porterai la robe et chanterai le jazz si le public veut toujours écouter ma voix", affirme-t-elle, regrettant le public restreint du jazz vietnamien. À 62 ans, la chanteuse soigne toujours sa carrière, écoute de nouvelles voix. Pour rien au monde elle ne retournera sa veste, car chanter le jazz et vivre de sa passion est ce qu'elle a de plus cher.
Au Vietnam, les artistes de jazz et leur public ne se bousculent pas. À part la chanteuse Tuyêt Loan, 3 autres noms reviennent souvent : le saxophoniste Trân Manh Tuân, le jazzman Quyên Van Minh, surnommé "la légende vivante du jazz au Vietnam" et son fils Quyên Thiên Dac. Ce sont les artistes les plus attachés au jazz vietnamien. Quyên Van Minh est l'un des premiers artistes du pays ayant interprété le jazz et donné des cours en la matière au Conservatoire de musique de Hanoi. Dans les années 1990, il a fondé à Hanoi le premier club de jazz du pays, le Minh's jazz club, dans l'optique de faire progresser ses élèves mais surtout de répandre cette musique si singulière au sein du grand public.
Jazz et public : l'accord parfait ?
Si le tableau du jazz vietnamien paraît s'assombrir, ce n'est pas le cas dans d'autres pays du Sud-Est asiatique. En Thaïlande, aux Philippines à Singapour, voire au Myanmar… les jazzmen réussissent à organiser annuellement un festival national de jazz. Dans d'autres pays régionaux comme au Japon ou en Chine, plusieurs jazzmen sont reconnus dans leur pays et au-delà de leurs frontières. Là-bas, le jazz a ses voies représentatives, son public, une génération de jeunes talents qui pousse ! Les jazzmen de ces pays vivent de leur carrière. Leurs albums s'exportent bien.
Hélas, ce n'est pas le cas des jazzmen vietnamiens. Apparu assez tardivement, le jazz vietnamien a certes ses noms et ses albums, mais le public est clairsemé et les disques peinent à se vendre... Le saxophoniste Trân Manh Tuân considère que le jazz vietnamien reste marginal. Les instrumentistes et chanteurs n'ont pas beaucoup de public et ne peuvent, par conséquent, vivre de leur métier. Hô Chi Minh-Ville compte seulement le Sax'n art et un club à l'hôtel Sheraton. À Hanoi, seul le Jazz club de l'artiste Quyên Van Minh rappelle à la capitale que cette musique existe. Le Sax'n art et le Jazz club, fondés il y a une dizaine d'années, s'efforcent de survivre dans des conditions difficiles. Leur public se compose en majeure partie de touristes étrangers et de "certains jeunes qui ont fait leurs études à l'étranger", dit Quyên Van Minh. Mais les jazzmen vietnamiens sont fidèles à leur musique. Trân Manh Tuân a créé son cabaret pour "satisfaire ma passion de jouer du jazz. Car, sans musique, je mourrai de tristesse !", dit le patron du Sax'n art.
Le jazz manque de tout : public, studios d'enregistrement, intérêt des médias. D'après Trân Manh Tuân, "à la télévision, vous comptez une vingtaine d'émissions de musique chaque jour. Pour le jazz, être présent à la télévision une ou 2 fois par an, c'est déjà avoir de la chance". Le saxophoniste se déclare "prêt à participer aux colloques, aux émissions radiophoniques pour parler avec la jeunesse du jazz, de sa beauté et de ses valeurs, mais rares sont ceux qui s'y intéressent. Je reçois peu d'invitations de ce genre". Trân Manh Tuân et Quyên Van Minh regrettent aussi qu'il n'y ait pas un festival national de jazz qui est "nécessaire pour la compétitivité et le progrès des artistes".
Actuellement, le pays ne compte qu'un seul Festival de jazz européen, organisé par les étrangers vivant au Vietnam. Mais il s'agit-là d'une manifestation artistique organisée avant tout pour favoriser les échanges culturels entre l'Asie et l'Europe. Quel avenir pour le jazz vietnamien ? La question reste en suspens.
Thuân Thiên/CVN