Il faut avoir un grain

Trois bols de riz par repas. Signe indubitable de bonne santé, selon la tradition populaire vietnamienne. Une sacrée quantité de grains à cultiver, récolter, battre et cuisiner !

>>Le riz vietnamien pourrait être exporté en France

On commence par un petit exercice de mathématique. Après tout, c’est la rentrée des classes, donc autant se mettre au travail dès maintenant.
Énoncé : le Vietnam compte approximativement 93 millions d’habitants. Chaque habitant consomme 155 kg de riz par an. Un grain de riz pèse, en moyenne, 0,28g. Combien de grains de riz sont avalés chaque année, au Vietnam ?

Il faut battre l’épi tant qu’il est temps !

Oui, je sais, les sectateurs de la précision millimétrique me rétorqueront que dans cette consommation rizicole, je devrais exclure les nourrissons et enfants en bas âge, les constipés chroniques pour qui la céréale est peu recommandée, les diabétiques à la dernière extrémité, les adeptes du jeûne intégral et d’autres catégories sectorielles qui ne font pas bon ménage avec le grain ovoïde. On m’avancera que le poids d’un grain de riz est fonction de sa variété (entre 0,25 et 0,30g).
Il sera également aisé de me prendre en flagrant délit d’incertitude scientifique, si je ne prends pas en compte les expatriés qui résident dans le pays et les touristes qui s’y baladent. Et avec cette dernière population, nous entrons dans l’univers des problèmes de baignoires qui fuient, de robinets aux débits irréguliers, et d’évaporation suite à la chaleur ambiante.
Qu’est-ce qu’on récolte ?
Mais ces grains n’arrivent pas tous seuls dans le bol. Ils émergent d’abord, tout étonnés de se voir si haut perchés, au sommet des épis qui ont patiemment attendu, les pieds dans l’eau, que leur progéniture éclose. Ils mûrissent lentement au soleil et sous la pluie, préservés des oiseaux par les épouvantails de fortune ou les pièges à glu tendus entre deux bambous. Et puis un jour, quand les rizières jaunissent, c’est le moment de passer du stade de «lúa» (riz sur pied) à «gao» (riz en grains). C’est le temps de la récolte. Une récolte qui est bien loin des moissons de blé de mon pays natal !
Tout d’abord, ici, pas de gigantesques machines qui sillonnent de grandes étendues, sauf dans la plaine du delta du Mékong, où quelques moissonneuses-batteuses made in Vietnam avalent des tonnes d’épis comme des gloutons.
Ailleurs, ce sont les hommes et les femmes qui ploient l’échine pour couper à la faucille les longs épis dorés. Je me souviens de ce jour où, en promenade en montagne, je m’étais arrêté pour prendre une photo de ces corps courbés, comme poussés par le vent qui soufflait des sommets. Et, comme à chaque fois, pour ne pas être un simple voyeur, aussitôt l’objectif recouvert, je me hâte d’engager la conversation avec les récolteurs les plus proches.

Des gerbes plein les épaules !

Trop heureux de rencontrer un étranger qui parle leur langue, les travailleurs se redressent et, en m’adressant leur plus grand sourire, me proposent aimablement de venir leur donner un coup de main. Rapide regard circulaire pour jauger de la difficulté du défi, estimation de ma capacité à l’accomplir, et me voilà en pleine rizière, une faucille entre les mains, le nez à deux mètres du postérieur généreux d’une paysanne, accolé d’un solide gaillard chargé d’être mon cicérone.
D’un geste ferme, il empoigne une touffe d’épis dont il coupe les tiges d’un geste sec et précis, avec sa faucille, à une dizaine de centimètres des panicules. Pour les béotiens de la riziculture, les panicules sont les parties qui portent les grains de riz, ou plus précisément les épillets, tant le grain de riz n’a pas acquis son autonomie.
Pour le moment, je me contre fiche des termes botaniques. J’essaie de reproduire les gestes de mon mentor. Attraper une touffe qui s’évertue à m’échapper en me griffant les mains de ses feuilles rêches. Couper d’un geste circulaire des tiges qui refusent de céder, m’obligeant à transformer ma faucille en scie. Poser la touffe sur le sol et avancer de quelques centimètres pour recommencer l’opération.
Mes mains sont en sang, je frise l’épicondylite (qui, contrairement à ce que son nom suggère, n’est pas une maladie de l’épi de riz, mais une inflammation des tendons de l’avant-bras). Mes reins menacent de se désolidariser de l’expérience. Je n’ai comme vision d’avenir qu’une longue ligne d’arrière-trains qui me distancent rapidement. La sueur brouille ma vue. Je vais finir ma vie là, au milieu de gerbes de graminées monocotylédones, dont je ne suis même pas certain qu’une seule sera déposée sur ma tombe !
Pas qu’une paille
Devant ma totale déconfiture, mon cicérone me délivre de mon engagement. Comme le shérif enlève son étoile pour présenter sa démission, je lui rends ma faucille. C’est l’occasion d’une pause.
Chacun vient vers moi, me tape sur l’épaule, s’enquiert de ma santé, se marre sans aucune retenue. On m’offre du riz gluant avec du porc fermenté. Je refuse poliment la gourde d’alcool de riz. Je suis certain que l’épisode du «Tây» (Occidental) qui a voulu récolter le riz nourrira de joyeux moments pour les longues soirées d’hiver !
Soucieux de ne pas transformer mon échec en désastre, je me propose de remonter des gerbes de riz sur la route pour les apporter à la petite batteuse, chargée de séparer le grain de la feuille. J’aurais dû me méfier du regard étonné de mes compagnons de rizière, et ne pas insister.
En moins de temps qu’il n’en faut pour écrire ces mots, je me retrouve avec, sur l’épaule, une palanche en bambou, aux extrémités de laquelle sont accrochées plusieurs gerbes en faisceaux. Propulsé en avant d’une bourrade dans le dos, je titube sous le poids. Avancer un pas après l’autre est un calvaire. Mon épaule hurle au scandale et frise l’abandon musculo-squelettique.

Ça paraît si facile... vu de loin !

Comment font-ils ces gens pour porter une charge équivalente à leur poids, tout en se déplaçant avec une vélocité digne d’un coureur de fond ? C’est un débris humain qui atteint la route, et je ne sais qui du fardeau ou du porteur est jeté à terre !
Épuisé, je laisse une petite femme énergique se saisir de mes gerbes, et en tentant de récupérer mon souffle, j’observe avec attention la coupure du cordon ombilical entre grain et épi. Une petite batteuse bleue avale les gerbes et recrache consciencieusement grains et paille par deux orifices séparés. De temps en temps, son moteur cafouille, sa courroie gondole et tout s’arrête. Le préposé au battage récupère une clef ou un tournevis, met son nez dans les entrailles de la bête et lui redonne vie.
Des petites batteuses bleues, comme cela, il y en a des dizaines au bord des routes, quand vient la période des récoltes. Souvent autotractées, parfois tractées par des buffles, des chevaux, des motoculteurs faisant office de tracteur, voire même des motos, elles avancent au fil des rizières qui se dénudent, offrant des feux d’artifice de brins de paille qui s’égaillent au gré du vent.
Au fil des minutes, la paille s’amoncelle, les sacs de grains se gonflent d’aise. Plus tard, grains en sacs et paille en immenses ballots seront chargés sur des motos, pour rejoindre les cours de ferme.
Auprès de chaque rizière, de longues traînées de fumées s’élèveront des monceaux de débris végétaux brûlés sur place. Un vrai cauchemar quand je dois traverser en moto, des nuages opaques et irrespirables qui se succèdent sur des kilomètres !
Trop heureux d’éviter la sortie de route et l’asphyxie totale, je m’en tire avec un larmoiement des yeux et une odeur tenace sur mes vêtements qui vont me suivre pendant des heures. Je dois avouer que je savoure avec encore plus de délectation mes grains de riz quand je pense à tout ce qu’ils m’ont fait subir avant de finir sous mes molaires.
Car, je peux le dire, pour ma première récolte de riz, j’ai vraiment récolté !

Texte et photos : Gérard BONNAFONT/CVN

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