À ce sujet, nous pourrions signaler au moins 3 tournants historiques. Le premier eut lieu à partir de 1858, date du bombardement du port de Dà Nang par des canonnières françaises. La colonisation qui s'ensuivit devait bouleverser de fond en comble une culture autochtone Viêt née dès l'Âge du Bronze et enrichie par les apports de la culture chinoise Hán. La confrontation entre Orient et Occident a entraîné une déchirante révision des valeurs traditionnelles au profit de l'occidentalisation et imprimé au nationalisme vietnamien des tendances multiples et parfois contradictoires, du monarchisme néo-confucéen au marxisme pragmatique, en passant par le monarchisme constitutionnel, le républicanisme bourgeois, le réformisme, le collaborationnisme colonialiste...
La Révolution d'Août 1945 a marqué le deuxième tournant historique avec la reconquête de l'indépendance et de l'unité nationales au prix de 2 guerres et avec l'incorporation du Vietnam dans le bloc socialiste.
Le dernier tournant a été annoncé par la désintégration du bloc soviétique, - Europe de l'Est. Le Dôi Moi (politique du renouveau) adopté en 1986 prône l'économie de marché et l'ouverture à tous les pays, y compris l'Occident. Le boom économique qui en résulte, ainsi que les secousses des 30 années de guerre et l'invasion des cultures étrangères, a remis en question les valeurs éthiques et culturelles nationales. Le Vietnam est en quête d'une voie de développement qui n'altère pas son identité, lui permettant de réaliser son aspiration à l'orée du 21e siècle : un peuple riche, un pays fort, une société démocratique, équitable et civilisée.
Toutes les mutations à l'échelle de la nation au cours de l'histoire contemporaine se voient mieux qu'ailleurs à Hanoi, sa capitale.
Au plan socio-économique, les bouleversements dramatiques résultant de ces mutations proviennent de l'urbanisation des régions rurales de la capitale.
Il y a mille ans, l'embryon de Hanoi était un amas de villages.
Il y a quelque 30 ans, malgré les entreprises d'urbanisme, menées d'abord par le régime colonial depuis le début du siècle dernier et ensuite par le Gouvernement national depuis la fin de la Première Guerre d'Indochine, la ville restait assez campagnarde. Certains touristes étrangers disaient : "Un gros village".
Rien d'étonnant à cela. Les rues de l'ancien quartier, le Hanoi des 36 rues et corporations dont le profil s'est dessiné au 15e siècle, portent encore des noms évocateurs de villages d'origine des habitants : Phât Lôc, Tô Tich, Chân Câm... ou de villages fondés par des gens exerçant le même métier, le même commerce : Rue de la Soie, Rue du Cuivre, Rue des Teinturiers, Rue des Vermicelles... Aujourd'hui, les traces de la mentalité villageoise sont visibles à travers le caractère plus ou moins anarchique des habitants et en particulier leur comportement dans la rue. Ce caractère s'accentue avec le bouleversement économique et social au cours des années de rénovation économique (adoption du marché libre, ouverture aux capitaux étrangers) qui a suscité une étonnante effervescence commerciale et un véritable boom de construction (buildings, hôtels, restaurants, usines...). Aux carrefours, malgré le feu rouge, des gens pressés passent. Aux heures de pointe, c'est la ruée des Hondas, des voitures de toutes sortes de plus en plus nombreuses.
Les paysans sans terre cherchent un travail aléatoire dans la cité. Les trottoirs sont envahis par de petits marchands ambulants, surtout des femmes de villages faubouriens. Les îlotiers s'égosillent à rappeler qu'il ne faut pas jeter les ordures sur les trottoirs comme on le fait sur les sentiers de village.
Cette imbrication structurale Ville-Village explique la complexité de l'acculturation tant sur le plan économique que sur le plan humain. Il était un temps, pendant la période de collectivisation agricole à outrance et durant la guerre américaine qui obligeait les citadins à vivre dans les campagnes, où l'on parlait de la "ruralisation" de Hanoi : le mode de vie paysan s'infiltrait dans la ville. Depuis une vingtaine d'années, un processus inverse est en cours avec les progrès de l'urbanisation. La physionomie des villages traditionnels de la périphérie s'est beaucoup transformée. Les paillotes classiques ont presque disparu au profit des maisons en dur de style hybride. La course à l'argent fait rage tandis que se creuse le fossé entre riches et pauvres. L'urbanisation a diminué les surfaces agricoles, la terre étant prise par la construction d'usines, de services publics, d'habitations. Elle augmente les surfaces inondées (à cause du comblement des lacs et des mares), et la pollution de l'environnement. Mais elle a aussi son côté positif. Elle crée des débouchés pour les produits agricoles d'autant plus que l'agriculture suburbaine a enregistré à la fin des années 80 des succès encourageants (augmentation du coefficient d'utilisation des terres, des rendements pour le riz et d'autres plantes, des revenus par hectare et amélioration de la vie du paysan). L'urbanisation crée une demande de main-d'œuvre (apparition d'une agriculture marchande, impulsion de l'élevage, surtout de la pisciculture, développement des métiers d'appoint).
Mais les problèmes se compliquent avec l'annexion croissante de régions rurales à la ville de Hanoi, surtout avec un plan approuvé en 2008 de tripler la surface de la capitale à 3.344 km2 et de doubler sa population à 6.232.940 habitants, l'espace rural dépasse de beaucoup l'espace citadin. Où et comment reloger les paysans ayant cédé leurs terres aux usines et constructions citadines ? Leur trouver du travail ? La délinquance juvénile, l'éducation, la santé publique, le trafic, l'évacuation des eaux en période de typhons etc. demandent des solutions efficaces.
L'urbanisation des régions rurales doit quêter l'harmonie avec le développent agricole, tenant compte de l'héritage culturel écologique des villages.
Huu Ngoc/CVN