«Grillon» a 70 ans

Huu Ngoc a eu une rencontre avec l’écrivain Tô Hoài, auteur Des aventures de Grillon. C’est un livre plein d’optimisme et de foi en l’homme écrit par un jeune Tô Hoài utopique, assoiffé de justice et de fraternité universelle.

 

À l’âge de 92 ans, l’écrivain Tô Hoài est toujours actif et enjoué. Son nom est attaché à des œuvres littéraires magistrales.


J’ai eu le plaisir de partager un dîner délicieux avec quelques amis et écrivains nonagénaires ou octogénaires. Occasion pour nous de remuer un peu les cendres du passé et de deviser gaiement mais parfois non sans amertume de choses et d’autres au sujet du présent. Tô Hoài, en particulier, nous amuse avec ses réminiscences de patriarche littéraire.
Tô Hoài est né à Nghia Dô, village faubourien de Hanoi qui exerce une influence déterminante sur sa plume réaliste et malicieuse. Au temps de la colonisation française, il quitte l’école primaire très tôt afin de gagner sa vie avec toutes sortes d’activités, comme artisan vendeur, comptable de magasin, précepteur. Il écrit très jeune, et à 21 ans, se fait un nom avec un roman pour enfants, Les aventures de Grillon.
La naissance du Front populaire en France favorise l’agitation patriotique et sociale au Vietnam dans les années 1930-1940. Tô Hoài milite au sein du Front démotique vietnamien, dans la corporation des tisserands de son village. Il mène des activités clandestines au sein de l’Association culturelle pour le salut national créé par le Viêt Minh en lutte contre l’occupation franco-japonaise. Tô Hoài publie plusieurs œuvres de revendications sociales. Trou de rats (1942), recueil de nouvelles, qui emploie des animaux pour dépeindre le misère des paysans, L’herbe folle (1944), autobiographie qui évoque son enfance désorientée et misérable.
Tô Hoài participa à la Révolution d’Août 1945 qui rend l’indépendance au Vietnam. Il ne cesse d’écrire jusqu’à ce jour, acquérant une maîtrise dans tous les genres (romans, nouvelles, mémoires, essais, scénario pour films). Il a un style original, souvent teinté de poésie et d’un brin d’humour. Il a obtenu le Prix Lotus de l’Union des écrivains d’Asie et d’Afrique. Citons parmi ses œuvres Récits du Nord-Ouest (1953), la Région de l’Ouest (1967), Dix ans (1978).
Les aventures de Grillon, un roman pour les petits
Le titre le plus glorieux de Tô Hoài revient sans doute aux Aventures de Grillon. Ce roman rappelle Tom Sawyer de Mark Twain avec cette différence qu’au lieu d’être une satire de l’humanité, c’est un livre plein d’optimisme et de foi en l’homme écrit par un jeune Tô Hoài utopique, assoiffé de justice et de fraternité universelle dans les sombres années du colonialisme.

 

Son livre Les aventures de Grillon fascine les enfants de toutes les époques

Depuis soixante-dix ans, des millions de jeunes vietnamiens ont lié d’amitié avec le Grillon Tô Hoài parce qu’il figure dans les livres de classe. Ils sont fascinés par les aventures de Grillon qui, lassé par la monotonie d’une vie fade, s’en va dans le monde à la recherche du sens de l’existence. Le jeune Grillon et ses amis, Taupe-Grillon et Éléphant-Sauterelle, curieux et énergiques, vont de découverte en découverte, trempent leur caractère en surmontant des difficultés sans nombre.Le livre de Tô Hoài a été traduit en français, russe, roumain, japonais, polonais, mongol, hindou, birman.
Ci-dessous, un épisode du livre, traduit par notre feu ami Georges Boudarel (publié par le Vietnam en Marche, juin 1962) :
Le triomphe de Grillon
Grillon et son ami Taupe-Grillon sont arrivés depuis trois jours au Canton des Sauterelles où se dispute un grand tournoi. Gagnés par l’atmosphère, ils décident de prendre part aux réjouissances.
Le matin du troisième jour, avant l’heure des tournois, je partis tout seul faire un tour et j’observais les gens qui s’écrasaient sur les chemins en direction du champ de foire. Les sauterelles s’étaient mises sur leur trente et un, corselet rouge ou vert et robe bigarrée, et on les voyait flâner dans la foule avec des airs de coquette. Les criquets, très avantageux malgré leurs mines affreuses, s’empressaient autour d’elles et les entraînaient dans les bosquets d’herbe tendre le long du chemin. Me sentant en appétit, j’y entrai également et me payai quelques brins de verdure pour me lester l’estomac. Toutes les pelouses étaient noires de monde et l’on entendait de tous côtés craquer des mandibules qui tondaient le gazon à qui mieux. Soudain quelques jeunes orthoptères qui faisaient la roue autour des sauterelles se rangèrent précipitamment sur le côté. Le brouhaha cessa dans la grande dégusterie d’herbes et je vis s’avancer, grave et compassé, un énorme orthoptère vert taillé comme une armoire à glace. Le gaillard s’avançait du haut de sa hauteur, d’un air d’écraser tout le monde. Sur un cou hérissé d’écailles il redressait fièrement une espèce de tête carrée d’ailleurs plutôt petite. Il roulait les yeux et l’on voyait frémir les longs poils lustrés de sa moustache. Il allait à pas comptés, guindé et solennel. Avec ses deux longues épées en dents de scie repliées sur la poitrine, il jouait au caïd, d’un air de dire : faites gaffe !
Je l’avais bien vu venir, mais n’y prêtais pas autrement attention. D’ailleurs comment me serais-je douté qu’il se cachait quelque chose de redoutable sous ces rodomontades plutôt ridi-cules ? Aussi bien je restai au beau milieu de l’allée qu’il allait emprunter. Ce que voyant, il me dégaina un tel coup d’épée sur le crâne que j’en vis trente-six chandelles. Aussitôt, je bondis et lui allongeai deux directs, mais il put les esquiver et se mit en garde. Voyant qu’on en venait aux mains, tous les clients s’éclipsèrent. Dans cet instant de panique, plus d’une sauterelle en grand dimanche déchira sa belle robe.
On entendait crier de pauvres lourdauds de hannetons qui, pour s’être pris les pieds dans les pans de leur tunique s’étaient fait une entorse en tombant. L’énorme orthoptère vert me menaça de l’index :
- Tu as de la chance que j’ai autre chose à faire, sinon je t’aurais déjà appris de quel bois je me chauffe ! Si tu as quelque chose dans le ventre, présente-toi tout à l’heure dans l’arène.
- Je t’attendrai ! lui répondis-je avec un sourire méprisant.
Il partit en grommelant je ne sais quoi. Les gens qui étaient revenus peu à peu firent cercle autour de moi. Un hanneton encore tout essoufflé vint me dire :
- Mon pauvre monsieur ! Mais vous êtes fou ! Il faut croire que vous venez de loin pour ne pas savoir à qui vous avez affaire. C’est l’aîné des petits-fils du vieux champion de la région. On ne trouverait pas dans tout le pays un seul gaillard qui ose se mesurer à lui. Il est sur le point de prendre la succession de son grand père. Si vous tenez à votre peau, je crois qu’il vaut mieux pour vous disparaître au plus tôt.
- Merci beaucoup, monsieur, lui répondis-je. Mais jusqu’ici je n’ai craint personne sur la terre en dehors de mes deux vieux parents qui m’ont mis au monde.
Tout le monde me plaignait et me trouvait plutôt toqué. Moi, je continuais à me promener comme si de rien n’était et, quand je revins vers l’arène, les combattants étaient déjà en lice. Mais ce qui m’étonna le plus fut d’y voir mon ami Taupe-Grillon, sur le point de se mesurer avec un ronge-bois. Il faut dire qu’il avait reçu autrefois une sévère correction de la part d’une bande de mégères de cette espèce et qu’il en gardait une telle dent qu’il ne pouvait voir un de leurs rejetons sans le provoquer à la bagarre pour se venger. Il n’avait rien eu de plus pressé que de relever le gant. Ce ronge-bois était pour tant loin d’être un petit morceau. C’était un solide gaillard bien découplé, les biceps et les mollets saillants. Sur son énorme dos en coupole, ses élytres vertes lui faisaient une cuirasse qui le protégeait jusqu’à la queue. Il en sortait un dard recourbé comme un sabre de cavalerie. Sa tête, comme tassée, semblait faite pour donner des coups de bélier. Une paire de moustaches blanc de neige, en guidon de bicyclette, de vrais yeux de hibou, des mandibules noires, très acérées, complétaient le personnage.
Quand Taupe-Grillon descend dans l’arène
Si mon ami Taupe-Grillon n’était pas descendu dans l’arène, le ronge-bois se serait mesuré directement avec l’énorme orthoptère vert pour le titre de baron. Les deux champions étaient déjà face à face. Un vieux criquet blanchi par les ans, le front tout en bosses, faisait l’arbitre. Taupe-Grillon et le ronge-bois, après quelques prises démonstratives exécutées dans le vide, se figèrent sur place, nez à nez, en se caressant lentement les moustaches puis ils foncèrent brusquement l’un sur l’autre. Taupe-Grillon poussait de magnifiques bottes avec ses pinces. Depuis qu’il était avec moi, je lui avais appris à ferrailler dans les règles et sa garde était tout ce qu’il y a de plus serré. Le ronge-bois, sûr de la supériorité que lui conféraient le volume et le poids, attaquait d’estoc et de taille, sans se ménager, mais aussi sans arriver à rien. Après quelques passes encore indécises, il était déjà fatigué et haletait comme un soufflet de forge. C’est alors que Taupe-Grillon banda toutes ses énergies pour la riposte. Chaque botte était magistralement portée. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il bondissait sur son adversaire, et, d’un coup de pied, l’envoyait les quatre fers en l’air sur le tapis.

Huu Ngoc/CVN

(À suivre)

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