Buu Y, passeur et penseur

Le regard de Buu Y s’envole en pensées et revient à nous en mots, de ces mots qu’il a pesés un à un et qui l’ont accompagné tout au long de sa vie de professeur de français, traducteur, chroniqueur et écrivain. Il nous a confié ses avis et passions.

L'écrivain Buu Y. 

Dans une petite maison de Huê dont la sérénité contraste avec l’effervescence touristique alentour, un vieil homme sert le thé en fumant une cigarette. De ses yeux noirs et perlés, il fixe la fenêtre sans la voir, perdu dans ses souvenirs qui ont constitué sa vie de passeur et penseur.

Passeur, car c’est à de nombreuses générations d’élèves et d’étudiants qu’il a transmis son savoir et sa passion. Passeur encore car il aura bâti un pont entre les littératures française et vietnamienne en traduisant en vietnamien des œuvres d’André Gide, Michel Tournier ou Antoine de Saint-Exupéry.

Penseur enfin, car son regard s’étend du Nord au Sud du pays pour en constater les changements, mais aussi pour en rappeler l’essence.

Cette culture vietnamienne dont la modernité «oublie parfois les valeurs traditionnelles, les fondamentaux», il l’a vu évoluer au prisme des remous qu’elle a pu connaître au XXe siècle, les guerres bien sûr, mais aussi les multiples rencontres avec les autres civilisations. «Il y a des faits de surface, mais il y a aussi des faits plus profonds. On ne voit toujours que les faits de surface, comme les modes...», analyse-t-il. Selon lui, la percussion de la culture anglo-saxonne, globalisée, accompagnant l’ouverture du pays à l’économie de marché depuis le Doi moi (1986), et la recrudescence de l’enseignement de l’anglais au détriment du français, il ne s’agit que d’un fait de surface : «Cela change tout le temps, mais n’entre pas de façon sérieuse dans les mœurs».

Un véritable trésor

Pendant la guerre, les Américains ont été présents dix ans au Sud-Vietnam. Pour autant, il n’a pas noté d’influences culturelles ayant véritablement perdurées après leur départ, tandis que les traditions françaises se sont plutôt bien gardées. «On trouve dans la culture française pas mal de choses qui nous touchent, qui nous intéressent». Il nous parle alors du Bulletin des amis du vieux Huê, une revue érudite sur la culture vietnamienne publiée en langue française de 1913 à 1943, et dont il a traduit de nombreux articles. «Un véritable trésor !», s’exclame-t-il. Il n’y a pas eu à sa connaissance un tel travail scientifique en langue anglaise sur et dans le pays.

Le lycée Quôc Hoc à Huê, où il a enseigné pendant des années.

Néanmoins, pour ce Vietnam confronté au monde, il y a bien quelque chose à préserver. Il est catégorique là-dessus. Mais le problème réside en ce que nous sommes dans une période où le pays a énormément à faire pour rattraper son retard économique : industrialisation, écologie, apprentissage des technologies de pointe... Si le professeur s’accorde à reconnaître la culture comme un ensemble mouvant, en constante évolution, il n’en considère pas moins qu’il faille penser ces changements. Certains pans de la culture vietnamienne restent par exemple étrangers aux civilisations occidentales, la piété filiale et les solidarités organiques les premières. «On peut consulter l’individualisme occidental, mais on n’est pas obligé de le suivre à la lettre». «Pour les occidentaux, un toit qui abrite trois ou quatre générations, ce n’est plus franchement concevable. Pour nous, c’est normal... quand on en a les moyens !», a-t-il ajouté avant d’éclater d’un rire serein.

Le français aide à mieux écrire le vietnamien

Buu Y est l’arrière petit-fils du prince poète Tuy Ly Vuong, mais de cet héritage, il n’en dira mot. À la place, il préfèrera parler de la langue française, celle «qui lui a tout appris», et de littérature, racontant l’histoire du poème ô dây thôn Vy Da (Ici, le village de Vy Da) du romantique Hàn Mac Tu. Il évoquera aussi sa carrière d’enseignant, qui l’a promené entre Huê, Dà Nang, Dà Lat et Saigon (Hô Chi Minh-Ville actuelle). Une anecdote croustillante est d’ailleurs venue s’immiscer dans la conversation : en 1963, tout juste nommé professeur dans un lycée de la ville, Buu Y oublie que la rentrée des classes était décalée à Saigon, et se présente à son nouveau travail avec... deux mois de retard. Le personnage est ainsi, humain, animé d’une profonde harmonie intérieure et de l’acceptation de ces choses qui forgent l’existence. Peut-être nostalgique parfois, mais c’est là le retour de bâton d’avoir beaucoup vécu.

Buu Y en train de fumer dans son salon.

Il est venu au français naturellement, et ne l’a jamais quitté. «C’est mon père qui m’a transmis cette passion. Il chantait en français des oeuvres d’artistes tels que Maurice Chevalier». Passion qu’il a assurément entretenu, puisque sa langue ciselée, littéraire, ferait rougir plus d’un locuteur natif de la langue de Molière. «Maintes fois, j’ai répété à mes élèves que c’est le français qui nous aide à écrire mieux le vietnamien».

Alors oui, Buu Y répond bien de cette double appellation, passeur et penseur, que pour les besoins du portrait nous lui avons modestement donnés. Et maintes fois donc, Francophones du Vietnam et Vietnamiens francophones, de cette rencontre nous ne pourrons qu’approuver, combien cultures française et vietnamienne ont eu et ont toujours respectivement à s’apprendre.

Texte et photos :
Louis Raymond/CVN

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