Débat sur le point de vue de François Jullien

Notre regretté ami Hoàng Ngoc Hiên, le critique littéraire, s’est dépensé sans compter pour faire connaître au Vietnam François Jullien, philosophe et sinologue français dont le travail a été traduit dans 25 pays.


Il est intéressant de connaître le point de vue de certains sinologues qui critiquent l’œuvre de François Jullien, en particulier le professeur suisse Jean-François Billeter.Jean-François Billeter ne nie pas le rôle, la grandeur et l’influence de la civilisation chinoise, mais il voudrait remonter à son origine historique pour mieux la juger, déterminer le rapport que nous, les contemporains, voulons entretenir avec elle.

Le critique littéraire vietnamien Hoàng Ngoc Hiên (gauche) et le philosophe et sinologue français François Jullien lors d’un colloque scientifique organisé en mai 2010 à Hanoi.


«F. Jullien, dit-il, a une influence considérable, et donc une responsabilité. Cette influence me paraissait en grande partie néfaste. J’ai voulu le faire savoir».
La vision chinoise de Billeter se résume dans cette assertion : «Ce que nous considérons aujourd’hui comme la +civilisation chinoise+ est intimement lié au despotisme impérial».
L’erreur fondamentale de F. Jullien c’est d’avouer adopté, accrédité et développé l’idée de l’altérité absolue de la pensée chinoise à partir d’une fausse image de la Chine fabriquée au fil du temps en Occident.
Une pensée basée sur «une sorte de sagesse intuitive, opposée à le pensée occidentale marquée par le rationalisme».
Le pouvoir impérial est ainsi conforme à l’ordre des choses et spontanément sage. La société patriarcale qui en résulte est faite de douceur, de clémence et de convivialité.
Comment est créé le mythe de la civilisation chinoise adoptée par l’opinion courante, accrédité par la plupart des sinologues, entretenu et propagé par les autorités chinoises d’aujourd’hui ? Dès le XVIIe siècle, les Jésuites ont le mérite de faire connaître la Chine à l’Europe savante. Pour tenter d’évangéliser l’Empire céleste par le haut, en s’appuyant sur le pouvoir de l’Empereur, ils ont donné une idée favorable des souverains, du mandarinat et du confucianisme.
Spécificité de la civilisation et pensée chinoise
Cette fabrication d’une Chine autre a reçu l’adhésion de Leibnitz, Voltaire et d’autres philosophes du XVIIIe siècle, souvent pour servir leur but politique. La sinologie aidant, à travers les siècles, le mythe d’une Chine autre et pleine de sagesse se cristallise. Disons tout de suite que l’histoire plurimillénaire de la Chine donne un démenti flagrant à ce mythe pour ses guerres incessantes et meurtrières, ses coups d’État innombrables et rivalités dynastiques sanglants, ses révoltes paysannes accompagnées de massacres horribles, ses épidémies et famines chroniques...
Selon Billeter, F. Jullien a suivi une fausse méthodologie. Partant du concept de l’altérité chinoise, il y ramène toutes ses spéculations sur la civilisation chinoise afin de systématiser sa vision de la pensée chinoise. Billeter prend une position opposée, politique que résume ainsi François Danjou: «Billeter tente de démontrer que la différence chinoise est une sorte d’idéologie fabriquée par le système impérial pour perpétuer son pouvoir. Quelle est cette idéologie ? Selon Billeter, la dynastie Han a modelé une mystique qui dure encore, accréditant l’idée que l’ordre impérial était conforme à celui de l’Univers, depuis l’origine et pour tous les temps».
C’est cette vision qu’on assimile communément à la spécificité de la civilisation et de la pensée chinoise. Elle donne au pouvoir, opportunément appuyé par la pensée confucéenne recrutée pour l’occasion, une légitimité éternelle et d’autant plus indiscutable qu’elle est décrite comme conforme à l’ordre naturel les choses. La légitimité innée du pouvoir est emprunte de sagesse et de philosophique beauté.
Rappelons que le Premier Empire, celui des Ts’in, a été fondé en 221 av. J.C par Ts’in Cheu-houang grâce à la guerre et à la violence, et qu’il a sombré une dizaine d’années après dans le désordre et la violence. La dynastie suivante, celle des Han (202 av J.C), a réussi à créer une idéologie mystique imprégnant le peuple tout entier afin de faire perdurer le pouvoir de l’empereur sans avoir besoin de recourir, sans cesse, à la violence.

Civilisation chinoise

Billeter souligne : «Les empereurs, leurs conseillers et leurs agents ont instrumentalisé la culture pour en faire la base de l’ordre nouveau. Pour faire oublier la violence et l’arbitraire dont l’empire était né, il devait paraître conforme à l’ordre des choses, aux lois de l’univers. Tous les domaines du savoir, toute la pensée, le langage, les représentations devaient concourir à posséder les esprits pour que cet ordre était, dans son essence, naturelle».
Cette construction culturelle générale a donné naissance à ce qu’il est convenu d’appeler «civilisation chinoise». L’historienne chinoise Tong-tsur est d’avis que les conseillers impériaux des Han ont sacrifié Confusius tout en déformant sa véritable pensée exprimée dans ses entretiens.
Cette vision idéologique d’un pouvoir impérial inclus dans l’ordre universel est renforcée par l’idée de l’immanence de la pensée chinoise. Cette dernière est conçue comme évoluant sans cesse dans un système clos et mû par une dynamique qui lui est inhérente. Toute transcendance est impossible, comme toute remise en question.
Foi des questions de ce genre : y-a-t-il un Dieu et des divinités ? Le but de la vie humaine ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Qu’est ce que le bien le mal ? Billeter ne nie pas la profondeur des réflexions de Jullien au sujet de l’immanence mais lui reproche de n’avoir pas souligné qu’il s’agissait là d’une vision liée à l’ordre impérial et non de l’essence de la pensée chinoise.
F. Jullien ne critique pas cette immanence qui est contraire à l’esprit d’ouverture et à l’idéal démocratique.
Selon François Danjoure, ce que reproche Billeter à F. Jullien, c’est non pas de dire à quel point la Chine est différente, car elle l’est assurément, baignée par 2.000 ans de mythe impérial, nimbée de confucianisme, mais de laisser croire qu’il s’agit là d’une différence essentielle et irrémédiable au lieu de tenter de trouver dans l’expérience chinoise le fond commun de l’expérience humaine.
F. Jullien répond aux critiques en soulignant qu’il ne faut pas confondre extériorité et altérité, qu’il prend le contre-pied d’une position prétendument universaliste. Plusieurs colloques internationaux, y compris au Vietnam, ont été organisés au sujet de F. Jullien.
Le dossier reste ouvert.

Huu Ngoc/CVN

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