Frappes turques en Syrie : un tournant risqué dans la politique d'Ankara

La décision de frapper militairement le groupe État islamique en Syrie constitue un tournant dans la politique jusqu'à présent très ambivalente d'Ankara, mais la Turquie court aussi le risque de représailles, et de voir les Kurdes tirer profit de cette nouvelle donne, estiment des experts.

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L'aviation turque a lancé le 24 juillet son premier raid aérien contre des positions djihadistes en territoire syrien, rompant avec une retenue qui alimentait les suspicions sur l'attitude d'Ankara.

"Le signal est politique tout autant que stratégique", estime Michael Stephens, de l'antenne au Qatar du Royal United Services Institute (RUSI), un centre de réflexion britannique. En restant l'arme au pied face à la progression de l'EI, "les Turcs étaient arrivés à un point où leur réputation était quelque peu entachée. L'État islamique est devenu trop important pour que la Turquie puisse continuer de faire mine de l'ignorer", ajoute-t-il.

Photo fournie par l'armée de l'air américaine montrant un F-16CJ au décollage sur la base américaine d'Incirlik (Sud de la Turquie), le 21 juillet 2002.
Photo : AFP/VNA/CVN

Pour Didier Billion, de l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) à Paris, cette intervention "signifie que la Turquie entre réellement dans la coalition" internationale menée par les États-Unis pour lutter contre l'EI en Irak et en Syrie, dont Ankara était jusqu'à présent un partenaire discret. Les bombardements turcs "ne sont pas un simple avertissement" mais constituent "une nouvelle séquence politique", assure-t-il.

Le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu a assuré le 24 juillet que "les opérations commencées aujourd'hui" contre l'EI mais aussi les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), "ne sont pas ponctuelles, elles vont se poursuivre".

Certains analystes voient aussi un repositionnement d'Ankara dans le "grand jeu" qui se déroule entre puissances de la région à la faveur du conflit syrien. "La Turquie donnait jusqu'à présent la priorité à la lutte contre les forces du président Assad plutôt que l'État islamique. Les développements des derniers jours suggèrent que cela change", affirme Ege Seckin, spécialiste de la Turquie basé à Londres, dans une analyse diffusée par l'institut d'études géopolitiques IHS. Pour ce chercheur, il est "aussi probable que la Turquie cherche à s'assurer une position en Syrie" face à la montée en puissance de Téhéran, soutien avéré du régime de Damas, qui se profile après le récent accord sur le nucléaire iranien.

Moins de tension avec Washington

La décision d'Ankara de permettre à l'aviation américaine d'utiliser la grande base d'Incirlink, dans le Sud du pays, pour agir en Syrie va offrir à Washington un tremplin idéal pour frapper l'EI. Et lever un point de tension entre Ankara et Washington, qui réclamait cette mesure avec insistance.

Localisation et chronologie des attaques et attentats survenus à la frontière entre la Turquie et la Syrie depuis le 20 juillet 2015.
Photo : AFP/VNA/CVN

"Il y a beaucoup d'autres bases dans la région d'où les États-Unis peuvent opérer, mais être à une centaine de kilomètres à peine de la zone de contact offre au énorme avantage en terme de logistique et de frappes au sol", souligne Michael Stephens. Il faut s'attendre à voir arriver sur la base "toute une panoplie" de moyens aériens, "des avions d'attaque au sol et des drones", ajoute-t-il.

Le risque de voir les Kurdes de Syrie - et par extension ceux de Turquie - tirer profit de cette nouvelle donne vient toutefois compliquer l'équation pour la Turquie. Ankara a d'ailleurs pris soin de conjuger son coup de filet le 24 juillet contre des militants présumés de l'EI présents sur son sol par des opérations visant des rebelles du PKK.

"La Turquie cherche aussi à prévenir les aspirations autonomistes kurdes, et à assurer sa domination sur les groupes armés d'opposition en Syrie", souligne Ege Seckin. Dans ce cadre, les frappes turques pourraient présager "une entente avec les Américains" pour "l'établissement d'une zone-tampon" en Syrie, près de la frontière turque, permettant de contrer les djihadistes comme leurs adversaires kurdes. Pour Aaron Stein, collaborateur du Atlantic Council Rafic Hariri Center de Beyrouth, Ankara "veut que les opérations aériennes frappent l'EI dans la région, mais sans devenir un soutien aérien au PKK".

Le renforcement annoncé de la sécurité à la frontière turco-syrienne répond aussi au risque de voir cet engagement militaire en Syrie se traduire en représailles avec un regain d'attentats sur le territoire turc. Pour Michael Stephen, "les Turcs sont sur une corde raide, parce que s'ils commencent à attaquer l'EI à la racine et dans ses ramifications, ils vont se venger. Ils en sont conscients".

AFP/VNA/CVN

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