Famille, tu m'aimes !

"La famille, ça fait partie des petits soucis quotidiens"… sifflotait une chanteuse à couettes dans les années 60. Et encore ne parlait-elle que de la famille de ces années-là, entre Bastille et Montmartre : papa, maman, ma sœur et moi ! Que dirait-elle de la famille, ou plutôt de la tribu familiale entre fleuve Rouge et Mékong ?

Comme la plupart des enfants du pays aux 1.200 fromages (mise à jour 2010), j'ai été élevé dans une maison que se partageaient père, mère et enfants : ma famille ! Le repos dominical donnait l'occasion de voir s'agrandir le cercle familial, avec l'apparition de grands-parents maternels ou paternels. Parfois, lors de ce que l'on appelle les fêtes de famille, le cercle prenait de l'ampleur en accueillant oncles, tantes, cousins et cousines. Et puis, plus rarement, des événements familiaux me permettaient de côtoyer la grand-tante Berthe qui avait connu mon arrière-grand-père, et que l'on sortait précautionneusement du placard comme un trophée familial. J'avais bien conscience alors d'appartenir à une histoire plus large que celle des seules personnes avec qui je cohabitais au quotidien, mais rien à voir avec ce que j'ai découvert en m'installant au Vietnam !

La famille, ça compte !

Comme j'ai déjà eu l'occasion de l'écrire dans les pages de ce journal, une partie de ma famille reposait déjà en terre vietnamienne : mon arrière-grand-mère ("cu bà" en vietnamien). C'est cette estimable ancêtre qui m'a fait découvrir que la famille vietnamienne englobe non seulement les vivants, mais aussi les morts…

Je me souviens fort bien que la première fois où j'ai posé les pieds sur le sol du Vietnam, en compagnie de mon père, nous avions un devoir à accomplir : retrouver la tombe de cette "cu bà" pour retisser un lien rompu entre elle et ses descendants. En d'autres lieux, on aurait pu nous exprimer compassion et encouragement pour rechercher une tombe dont nous ignorions l'emplacement dans un cimetière dont nous ignorions la situation, dans un village dont le nom avait changé… Au Vietnam, c'est une véritable chaîne de solidarité qui s'est immédiatement créée : retrouver ses ancêtres, c'est reconstituer sa famille et cela, c'est sacré ! Eussions-nous abandonnés nos recherches qu'on ne nous l'aurait pas pardonné ! Voilà comment, entouré par des dizaines de généalogistes et détectives en herbe, j'ai commencé à entrevoir le sens du mot "famille" au Vietnam.

Mais là où j'en ai véritablement saisi l'épaisseur, c'est lorsque j'ai épousé une Vietnamienne, ou devrais-je dire, lorsque j'ai épousé une famille vietnamienne !!! Si j'avais imaginé qu'en créant une famille, j'allais égoïstement me construire un petit nid douillet, avec des repas en tête-à-tête conjugaux, puis en compagnie du fruit de nos amours, la force de la tradition m'a ramené sur terre en moins de temps que ne met le Génie du Foyer pour retrouver l'Empereur de Jade lors du Têt ta (Têt traditionnel)…

Déjà, ma première visite au "quê" (village natal) de ma future épouse aurait dû m'alerter et me faire prendre conscience du premier commandement en la matière : si tu te maries avec une Vietnamienne, tu dois avoir une bonne mémoire ! Quand celle, qui n'était alors pour moi que future, m'a invité à faire connaissance avec sa famille, je pensais rencontrer au mieux ses parents et ses frères et sœurs, au pire ses grands-parents… Quand après avoir serré une cinquantaine de paires de mains, bu tout autant de verres de thé vert et m'être déchaussé dans une vingtaine de maisons, j'ai compris, vessie prête à exploser et poignet engourdi, que la famille vietnamienne c'est d'abord un clan ! Même encore aujourd'hui, après plusieurs années, je n'arrive pas à me souvenir du nom de chaque membre de cette tribu, et encore moins à saisir les liens de parenté, sauf à consulter l'arbre généalogique que j'ai affiché au mur de mon bureau. Vous me direz que ça n'a aucune importance du moment que ceux que je côtoie le plus souvent sont bien ancrés dans mes repères. Sauf que c'est ignorer un autre fondamental de la culture vietnamienne : quand je m'adresse à l'autre, je le désigne en fonction du lien de parenté qu'il a avec mon épouse, donc avec moi par destination. Alors, comprenez bien qu'entre ông, bà, cha, me, con, cô, dì, chú, bác, câu, cháu, le risque du drame protocolaire est énorme quand on ne situe pas dans les cinq premières secondes les liens familiaux qui nous unissent à son interlocuteur ou interlocutrice !

En famille, on ne compte pas !

Mais la famille vietnamienne ne saurait se cantonner à de simples formules de politesse. La famille au Vietnam, c'est surtout la solidarité ! Une solidarité sans faille qui n'est pas un simple argument culturel de façade, mais une réalité quotidienne…

Cette solidarité, je m'en porte témoin quand ma belle-sœur prend ses quartiers chez nous parce qu'elle est sans mari et que l'horizon de son village est trop étroit. Ailleurs, en Occident, une telle décision aurait provoqué un conseil conjugal restreint, une analyse de la situation, les frais à engager, le calcul de la participation financière de l'impétrante au budget familial, et bien d'autres points à prendre en considération. Ici, il a suffit d'un "Ma sœur vient vivre avec nous, elle arrive demain" pour que mon foyer s'agrandisse depuis six ans et jusqu'à une date indéterminée, d'un membre supplémentaire. Et bien évidemment, parler de compensation pécuniaire serait aussi indécent que se promener dans la rue en tenue d'Adam…

Cette solidarité explique les visites régulières de mon épouse à un ou l'autre des hôpitaux que l'on peut trouver à Hanoi. La vague inquiétude d'un quelconque dévergondage de ma moitié, prétextant des visites charitables comme alibi de rencontres adultères, est vite tombée devant l'évidence : la notion de famille est tellement vaste que la probabilité qu'un membre soit hospitalisé pour une raison ou une autre est à peu près égale au nombre de semaines dans une année. Si mon altruisme peut être satisfait de ceci, mon sens des réalités ne peut que s'en émouvoir quand je sais que chaque visite est accompagnée d'une aide financière heureusement proportionnelle à la proximité du lien familial. Ainsi, je reste quiet quand l'hospitalisé est un fils du cousin du grand frère de l'oncle par alliance de la belle-mère de sa tante. Je suis plus fébrile quand c'est mon beau-frère qui doit faire un long séjour dans ce type d'établissement.

La solidarité, c'est aussi la maison détruite par un ouragan que tous rebâtissent courageusement, c'est le cousin éloigné qui fait deux heures de moto pour venir réparer gratuitement la machine à laver, c'est la grand-tante qui fait jouer son réseau pour trouver un emploi… À la fois sécurité sociale, caisse de retraite, agence pour l'emploi, refuge en temps de crise, la famille vietnamienne c'est ce temple solide qui protège et qui tisse autour de chacun un filet protecteur, y compris de l'autre côté de la vie !

"La famille, ça soulage des petits soucis quotidiens" pourrait siffler la chanteuse à couettes de ce côté du monde !

Gérard BONNAFONT/CVN

 

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