Il m’a suffit d’un lustre au Vietnam pour me «vietnamiser» ! Au contact quotidien d’un mode de vie qui m’était étranger, j’ai fini par trouver normal ce qui, à l’autre bout du continent eurasiatique, pourrait être considéré comme incongru : sourire aux passants croisés dans la rue, saluer respectueusement une personne âgée, s’intéresser aux enfants promenés par les parents, parler de la pluie et du beau temps avec le policier en faction devant un bâtiment administratif… Autant de choses inimaginables dans le pays d’où je viens. Et il me faut parfois la présence de compatriotes pour me rappeler que la bonne éducation n’est qu’une question de point de vue !
Ici, on ne joue pas
C’est d’ailleurs une famille française que j’accompagne depuis quelques jours. Un bus retenu pour nous seuls nous conduit entre hévéas, poivriers et caféiers, de Hôi An (province de Quang Nam) à Dà Lat (province de Lâm Dông), dans le Centre. C’est chaque jour un étonnement renouvelé pour les jeunes enfants occidentaux qui s’émerveillent devant ce pays tellement étrange, où les bœufs et les buffles se promènent paisiblement sur la route, où les enfants de leur âge battent la campagne, hotte sur le dos et coupe-coupe à la main, pour récolter le maïs ou amasser du bois, où les maisons tantôt élèvent des toits immenses jusqu’au ciel, tantôt s’étirent interminablement sur des pilotis, où les arbres ne ressemblent pas à ceux de leur pays, où… tout est tellement différent !
Mais assurément, ce qui les étonne le plus et les rend certainement maussades, c’est la façon dont leurs congénères vietnamiens prennent leur repas. Imaginez la scène ! Nous sommes installés dans une vaste salle de restaurant, au bord d’un lac. Comme à l’habitude, les parents encadrent leurs enfants, sagement assis sur leur chaise, en attendant que les plats commandés viennent garnir la table. Les plus jeunes trompent le temps en jouant avec les étuis de papier qui emballent les paires de baguettes. En quelques secondes, ils les transforment en mirlitons qui se déroulent en un souffle. C’est là, la seule liberté qu’ils osent prendre devant le regard attentif des parents qui de tendre peut devenir sévère, si les turbulents petits osent enfreindre le sacro-saint commandement : «À table, tu dois bien te tenir !». Et pour un petit occidental, «bien se tenir» signifie faire comme les adultes : rester assis, manger proprement, ne pas jouer avec les couverts, ne pas se lever de table avant la fin du repas, et mille autres contraintes que l’éducation a inventé au grand dam de leur énergie et de leur soif de vivre ! Ceci étant, habitués qu’ils sont à ce type de comportement, mes petits compagnons n’éprouvent guère de difficultés à adopter les attitudes prescrites… et qui font la fierté de leurs parents, heureux de démontrer qu’ils assument avec efficacité leur rôle d’éducateurs. Jusqu’au moment où viennent s’installer des familles vietnamiennes aux tables proches !
En moto, je suis en liberté conditionnelle ! |
Là, on s’amuse
Je me dois de rappeler ici que les enfants vietnamiens, surtout les plus jeunes, bénéficient d’une très grande liberté. J’avais raconté, il y a bien longtemps, comment les mamans couraient derrière leur progéniture pour leur donner à manger, tandis que celle-ci persistait à poursuivre ses jeux ou ses occupations enfantines. Cette grande liberté est le privilège d’une culture dans laquelle l’enfant occupe une place centrale.
J’ai toujours été étonné de l’intérêt sincère que l’on porte ici aux enfants et notamment les plus jeunes. Combien de fois ai-je assisté à cette scène, absolument surprenante pour un Occidental, d’une maman confiant son bébé pour quelques moments aux bras d’une autre personne qu’elle ne connaissait pas une minute plutôt, mais dont les hasards de la rencontre l’ont amenée à la côtoyer dans un parc, un hall de gare, ou ailleurs. Le bébé, à peine étonné, fait autant de risettes à sa porteuse provisoire qu’à sa mère légitime !
Je me souviens encore de cette fois où, visitant la pagode de Bút Tháp avec des parents qui avaient adopté un bébé, une maman vietnamienne s’est approchée des heureux parents pour leur expliquer qu’ils portaient mal leur enfant et, joignant le geste à la parole, s’était empressée de leur prendre délicatement le bébé pour leur montrer comment ils devaient faire !
Je pourrais citer à l’envie de multiples exemples qui montrent qu’ici l’enfant est l’objet de bienveillance permanente de la part de tous ceux qui le côtoient. Et justement cette bienveillance lui permet d’avoir une forme de liberté bien plus grande que dans nombre de pays occidentaux. Notamment, pour revenir à notre sujet, pendant les repas. Et c’est justement ce qui se passe ce jour-là, dans cette grande salle de restaurant…
Tandis que les parents prennent leur temps pour manger, les enfants passent de table en table, vont jouer à l’extérieur, reviennent grappiller quelques gourmandises et…, supplice suprême pour mes petits compagnons de table, viennent jusqu’à eux pour les inviter à les rejoindre. Et si cela s’était produit une seule fois ! Mais non, à chaque étape du voyage, contraints de rester à table, mes petits voyageurs voyaient avec amertume leurs condisciples locaux courir, rire, crier, bouger… Ils auraient tellement voulu, mais, ça ne se fait pas ! Dur, dur parfois d’être un enfant ! Dur, dur de faire la différence entre une culture communautaire où le «vivre ensemble» est tellement contraire au «vivre à côté» des cultures individualistes.
Heureusement, en dehors des repas, mes jeunes compagnons de voyage ont eu l’occasion de partager la liberté et le plaisir de leurs homologues vietnamiens, comme la fois où ils se sont baignés avec eux dans l’eau claire d’une cascade, où lorsqu’ils ont pataugé dans le courant d’une rivière, où encore quand ils ont sauté de concert dans les tas de paille fraîchement coupée…
… Bref, quand ils ont retrouvé les joies de l’enfance, qu’elle soit d’ici ou de là-bas !
Texte et photo : Gérard BONNAFONT/CVN