De la sympathie pour les Noirs

L’homme de culture Huu Ngoc nous présente un récit de Xuân Sach intitulé Le Noiraud (publié par Le Vietnam en marche), témoignage du changement dans la mentalité des Vietnamiens vis- à-vis des Noirs.

À Paris, le jeune Hô Chi Minh (Nguyên Ai Quôc), membre du comité exécutif de l’Union des colonies fondée en 1922, avait commencé à cette date à œuvrer activement pour combattre les préjugés raciaux dans le cadre de la lutte anti-coloniale.

Au temps de la colonisation française, le Vietnamien moyen n’aimait pas les Noirs. Les seuls Noirs présents dans son pays étaient des mercenaires africains de l’armée coloniale d’occupation. Par ailleurs, l’esthétique traditionnelle préfère le teint pâle, la peau foncée ou trop bronzée évoquant la rudesse, la grossièreté, en somme la laideur physique et morale.

Dès les années 1920, à Paris, le jeune Hô Chi Minh (debout), membre du comité exécutif de l'Union des colonies fondée en 1922, a commencé à combattre les préjugés raciaux

Ce préjugé racial s’est estompé de plus en plus à partir de la reconquête de l’indépendance en 1945, surtout grâce à une politique anti-raciste et de solidarité avec les anciens peuples coloniaux, en particulier avec les peuples noirs de l’Afrique francophone. Le récit suivant de Xuân Sach intitulé le Noiraud (publié par Le Vietnam en marche) témoigne de ce changement dans la mentalité des gens du peuple, -villageois, soldats-paysans,- au cours de la Première Guerre de résistance contre la reconquête française.

L’histoire du petit An

L'écrivain Xuân Sach (1932-2008).

Personne ne l’appelait jamais An, mais le Noiraud. Quelqu’un lui avait donné ce surnom et il lui était resté. Négligence ou fatalisme, Nhiên, sa mère, n’y prêtait pas attention.

Nhiên était veuve de guerre. Huy, son mari, était tombé sur le front alors que Tam, sa fille, n’avait pas encore un an. Depuis, elle était revenue vivre auprès de son père. Dans la journée, elle allait vendre au marché. La nuit venue, elle tissait. Et c’est ainsi qu’à force d’économies et de privations, elle parvenait à élever sa fille et à nourrir son père. Puis, un beau jour, le Corps expéditionnaire français arriva au village. Il y eut des maisons incendiées, des civils abattus sur les chemins.

Un matin, l’adjudant noir qui commandait le poste de Phuong Tu était entré chez elle. Et là, dans la maison même, il l’avait violée. À la naissance du petit, Nhiên espérait trouver quelqu’un qui accepterait d’adopter ce bâtard qui lui faisait honte. Mais le vieux père s’y opposa. Cinq années passèrent.

Le Noiraud poussait comme un champignon. Il était plus grand que les gosses de son âge, les cheveux crépus, la peau brun foncé. Ses gros yeux légèrement saillants étaient extraordinairement vifs. Mais si par hasard, son regard croisait le vôtre, bien vite il détournait sa tête. Manifestement, il craignait d’être dévisagé. Il se rendait compte que les gens le regardaient curieusement. Dans ce regard inquiet, on devinait qu’il se comparait inférieurement avec les autres enfants et qu’il cherchait au fond de lui-même à comprendre le pourquoi de cette différence.

Le tonton Thang

Depuis qu’une unité de l’armée populaire avait enlevé le poste, le Noiraud avait commencé à changer. Les hommes de la 8e compagnie qui étaient venus loger chez sa mère l’aimaient avec cette sensibilité spontanée du soldat qui comprend mieux que personne les méfaits de la guerre. Le jour de l’arrivée des troupes, le Noiraud s’était éclipsé comme un lézard. On l’avait à peine aperçu sur le seuil que déjà il se dérobait par la porte de derrière. Le plus souvent, il s’isolait dans sa chambre pour regarder les soldats à travers les interstices des claies de bambou.

Comme il ne s’approchait de personne, ce furent les militaires qui prirent les devants. Ils lui donnèrent des friandises, le promenèrent par la main à travers le hameau, lui apprirent des chansons, des danses et des jeux. Peu à peu, le Noiraud s’apprivoisait. Il aimait surtout le soldat Thang, tonton Thang comme il l’appelait. Deux dents lui manquaient et une cicatrice balafrait son menton. Thang le portait à califourchon sur son dos et galopait autour de la cour en criant : «Ep ! Ep !». Le Noiraud s’en donnait à cœur joie. Il se cramponnait aux cheveux du soldat et se couchait à plat ventre comme un vieux cavalier. Au début, Nhiên réprimanda son fils, puis elle s’habituait à le voir jouer avec la troupe. Maintenant les garnements comme Tao et Ty n’osaient plus le taquiner. Ils étaient même jaloux de le voir si bien avec les militaires et commençaient à le considérer avec un certain égard.

Depuis quelques soirs, le Noiraud était le premier à se rendre sur ce qui était devenu le terrain de jeu des gosses, juste en face de la maison commune : les ruines du poste avec les pans de mur de sa tour de garde, ses charpentes de fer tordues et ses tas de briques cassées.

Comme c’était bon d’y jouer à la guerre. Tao se hissait sur le blockhaus, donnait un long coup de sifflet et ordonnait le rassemblement. Le Noiraud se tenait à la queue, la main gauche sur la cuisse, le menton haut, dans l’attente des ordres. Brandissant son fusil de bois, Tao proclamait :

- C’est moi le chef de l’armée populaire. Le Noiraud commandera les Tây.*

Les rires fusaient dans les rangs et le Noiraud lui aussi riait de bon cœur. Il courait prendre son casque couvert de feuilles de jaquier et avec d’autres gamins, il se dandinait en bombant le ventre et en zézayant un jargon incohérent qu’il était le premier à ne pas comprendre.

Mais bientôt, il en eut assez de jouer le Tây. Il était toujours le vaincu, car l’armée populaire devait infailliblement remporter la victoire. Un jour, il avait demandé à faire le soldat de l’armée populaire vietnamienne mais il s’était fait remettre en place :

- C’est à toi de faire le Corps expéditionnaire, c’est logique ! lui répondit-on.

Ty le regarda de haut avec une moue de dégoût.

- Dire qu’un type de ton espèce a le culot de vouloir jouer le soldat populaire !

Personne n’était de son côté. Il en était cramoisi de rage. Puisque c’était comme ça, il s’en fichait. Sur ce, il flanqua par terre son casque et son fusil et s’éloigna en grommelant des menaces indistinctes pour s’isoler dans un coin au pied du blockhaus. Un frisson le parcourut et il se mit à pleurer. Il pleurait en silence, le corps secoué par ses sanglots.

(À suivre)

* Tây : terme péjoratif pour désigner, à l’époque, les colonialistes français.

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