Une de ces journées qui enchantent celui qui s’évade à la campagne, mais qui n’est pas sans risque pour la vie quotidienne de l’urbain moyen. En effet, l’été au Vietnam, c’est : chaleur, climatisation, vie nocturne, illuminations…, tout un cocktail dévoreur d’électricité. Et face à cette boulimie estivale, les centrales doivent redoubler… d’énergie pour fournir la demande.
Certes, l’époque moderne a toujours connu ces grandes coupures d’électricité, dues à une surcharge occasionnelle de la consommation. En Occident, ce serait plutôt en hiver, lors des périodes de grands froids, quand les chaudières s’emballent et que les lampes s’allument plus tôt pour cause de nuit précoce. Au Vietnam, c’est plutôt l’été, quand les ventilateurs et les climatiseurs ventilent à tout va pour rafraîchir l’atmosphère. Quand la coupure est annoncée, il suffit de prendre ses précautions. Mais, hélas, il est courant de ne pas être au courant que l’on va manquer de courant ! Et croyez-moi, dans ces moments-là, il faut, encore une fois, avoir une capacité d’adaptation à toute épreuve…
À un poil près
Il est 06h00 du matin… J’apprécie mon petit déjeuner matinal en suivant les informations sur TV5, la chaîne de télévision francophone qui me donne des nouvelles de là-bas… Le présentateur, clone de tous les présentateurs de journaux télévisés du monde entier, annonce d’une voix émue qu’un drame vient de subvenir en… Au moment crucial : écran noir, aucun son, l’électricité vient de rendre son tablier.
Avec la nouvelle maison de mon voisin qui m’a dévoré la lumière du ciel, je sombre dans une pénombre crépusculaire, et je tâtonne pour avaler mon «phở». Dix minutes plus tard, il semble que la centrale ait retrouvée un regain d’énergie. L’écran s’éclaire et le présentateur annonce la fin du journal en souhaitant une bonne journée aux téléspectateurs.
Et pourtant, il a de quoi passer le courant ! |
Je n’ai plus qu’à me connecter sur Internet pour savoir de quel drame il est question. Je fonce dans mon bureau pour ouvrir mon ordinateur. La page des actualités se charge, déjà le titre apparaît : «Drame horrible à...». Je ne lirais jamais la suite, car de nouveau mon réseau électrique subit une crise d’hypotension, et je retourne dans la nuit que je croyais avoir quitté en me levant ce matin !
Ça commence à me barber ! Je décide donc d’en profiter pour me raser. Las, ma dernière lame a rendu l’âme, et je dois me résoudre à attendre la fin de la coupure pour utiliser un rasoir électrique qui m’évitera bien des coupures… Heureusement, je n’ai pas à attendre longtemps avant que ma salle d’eau s’illumine, et que mon rasoir ronronne. Et là, je commets une erreur de débutant : au lieu de faire un élagage rapide sur l’ensemble du visage, je m’applique à réaliser une tonte parfaite sur le côté gauche, avant de passer au côté droit… que je n’atteindrai pas avant la troisième interruption énergétique de la matinée ! Et cette fois-ci, ça dure !
Pourtant, je dois sortir, aller travailler, et surtout m’acheter des lames de rasoir pour rendre mes joues harmonieusement glabres ! Comble de la déveine, toutes les autres occupantes de mon logement sont déjà parties au «chợ» (marché) du quartier, et comme il y avait dans l’air, une intention d’acheter des vêtements pour les unes et les autres, elles ne risquent pas rentrer de sitôt ! Je dois prendre mon courage à deux mains, et sortir de chez moi, à demi rasé…
Passage à vide
En rasant les murs du côté mal tondu, je vais chez le commerçant du coin de ma rue pour me procurer les lames salvatrices, et je reviens en hâte me terminer à la maison… juste au moment où l’électricité décide de revenir elle aussi ! Vite fuir ce quartier que l’on déleste d’aussi cavalière façon ! Du moins le pensé-je ! Mais force m’est de constater que je ne suis pas la seule victime des accès de faiblesse de la distribution d’électricité.
En effet, sur le trajet qui mène à mon lieu de travail, la plupart des feux de signalisation ne signalent plus rien, laissant la place au chaos le plus total et au sport favori des Vietnamiens : «Pousses toi de là que je passe !». Du coup, je pratique comme tout mes concitoyens, à savoir, prier son génie favori et foncer en espérant que qu’il ne soit pas resté au lit ce matin !
Arrivé au bureau, mon ami Tuân m’attend sur le pas de la porte en m’annonçant avec un grand sourire, qu’il n’y a pas de courant ! Donc pas d’ordinateur et une chaleur à faire fondre un disque dur… On travaillera plus tard.
Et comme en toute situation il faut savoir prendre le bon côté, nous nous installons au café d’à côté, qui lui, mystère, conserve intact ses capacités énergétiques ! De fait le mystère n’est pas si grand que cela, il se résume à un générateur à essence qui tout en nous asphyxiant d’une fumée bleuâtre, permet de produire l’électricité suffisante pour éclairer la salle, maintenir le réfrigérateur en marche, et permettre de diffuser une musique d’autant plus tonitruante qu’elle doit couvrir le bruit de forge du moteur du générateur. Le temps de siroter un «trà đá» (thé glacé) et d’avaler un demi kilo de cacahuètes, autres pistaches et noix de cajou, tout revient dans l’ordre : les lampes s’allument, le générateur s’éteint, et nous pouvons vaquer à nos occupations professionnelles.
Après une telle journée, j’essaie de prendre un repos bien mérité, allongé sur mon lit, douillettement caressé par la fraîcheur de mon climatiseur, en parcourant les pages d’un roman passionnant, à la douce lumière de ma lampe de chevet… Je ne sais pas à quel moment je me suis endormi, mais je suis brusquement réveillé par les cris de joie d’enfants qui courent devant chez moi. Un coup d’œil à ma montre : il est 23h00 ! J’ai l’impression d’être dans un sauna, et le quartier est plongé dans l’obscurité la plus totale, troublée par quelques lumières isolées qui vacillent de ci de là… Pas étonnant : comme pour me narguer, l’électricité à décidé une fois de plus de se faire la belle, et la chaleur étouffante de cette nuit estivale a chassé les habitants dans la rue. Tout se passe dans une atmosphère bon enfant : on a sorti les bébés ensommeillés pour éviter qu’ils ne cuisent dans leurs lits, leurs aînés en profitent pour faire mille bêtises sous couvert d’émancipation provisoire, les conversations vont bon train à la lueur de quelques bougies, en attendant que les mieux lotis enclenchent leurs générateurs…
Allongé sur le carrelage pour happer un peu de sa fraîcheur, je prends de grandes décisions : me munir d’un stock considérable de lames de rasoirs, installer une éolienne sur le toit de ma maison, mettre du sucre dans le moteur du générateur du voisin, récupérer ma vieille machine à écrire… J’adore l’été au Vietnam !
Texte et photo : Gérard BONNAFONT/CVN