Visage tourné vers le ciel. Vieille habitude du paysan qui scrute les nues à l'aurore pour y lire l'humeur du temps, et au crépuscule pour y déchiffrer les présages du lendemain. Ceci étant, au Vietnam, il existe d'autres signes prémonitoires des caprices du ciel, qui permettent d'attirer l'attention de personnes non averties sur la nécessité ou non d'ouvrir le parapluie. Des signes tels que l'éclosion inopinée des ponchos de couleurs à la devanture des magasins, ou l'emballement fébrile dans leur natte de toile des grains de riz qui sèchent sur la route, ou encore l'empilement hâtif des feuilles de bois qui jonchent les champs, voire même l'augmentation exponentielle d'absence d'arrêt aux feux rouges… Mais les relations que nous pouvons entretenir avec ce qui se trouve au-dessus de nos têtes ne se limitent pas à savoir si demain il va pleuvoir ou non. Il en est une à laquelle l'homme est particulièrement attaché depuis fort longtemps : celle de pouvoir s'y déplacer aussi à l'aise que sur la terre ferme. Certes, depuis Icare, on a fait quelques progrès, et on arrive à rester suspendu entre ciel et terre plusieurs heures durant, il n'empêche, voler de ses propres ailes reste encore un rêve pour l'espèce humaine. À défaut, on le fait par procuration…
Tête en l'air
Et dans le genre, le cerf-volant est certainement un des moyens les plus accessibles pour s'envoyer en l'air. Sport, sensation, excitation, enthousiasme…, tout y est ! Et s'il y a bien un pays où ce genre d'activité a le vent en poupe, c'est bien le Vietnam. Pas une question de mode, mais une vraie tradition qui date d'une époque où l'on savait encore parler avec les génies de la nature. En ces temps-là, c'était une affaire sérieuse. Pour alimenter la conversation, on fabriquait d'immenses cerfs-volants en papier de riz ou de rhamnoneuron* (giây dó), sur des cadres en bambou. En général, on les faisait monter dans le ciel à la fin de la saison des pluies pour demander du beau temps dans les mois à venir. Plus ils s'élevaient haut, plus la moisson serait abondante. Parfois même, on rendait le messager un peu plus bavard en lui adjoignant des flûtes ou des sifflets dans lesquels le vent s'en donnait à cœur joie, histoire de conjurer les esprits malfaisants et les épidémies…
En route pour la piste de décollage... |
Photo : VOV5/CVN |
En ce bel après-midi d'août 2015, ce n'est ni pour conjurer le mauvais sort, ni pour savoir si les tomates de mon balcon vont être ensoleillées, que je m'arrête au bord du Lac de l'Ouest (Hô Tây) à Hanoi. J'aide à descendre de ma moto une petite fille de 9 ans, encombrée d'une sirène de près de 2 m de long. Bel animal acquis une heure plus tôt dans un magasin de la rue Hàng Ma, dans un moment d'égarement paternel. En effet, depuis quelque temps, lors de nos longues promenades motorisées à la campagne, ma fille signalait à mon attention les nombreux oiseaux de papiers que ses congénères tenaient par un fil à la patte, en les faisant tournoyer dans les airs. Nous nous arrêtions souvent pour admirer les voltes et virevoltes au-dessus des rizières, et je sentais bien que l'intérêt de ma progéniture pour ce genre d'exercice s'accroissait de jour en jour. D'où la raison de notre présence sur le petit terrain herbeux qui borde le lac, à proximité de la pagode Phu Tây Hô, juste devant un superbe champ de lotus. Espace dégagé, léger vent, ciel bleu, tout est réuni pour que la sirène prenne son baptême de l'air. Tandis que ma fille trépigne d'impatience, j'étale la gente personne au sol (la sirène, pas ma fille) et je la noue d'un lien indéfectible à nous par l'extrémité d'une cordelette embobinée autour d'un rouleau de plastique. Élément indispensable pour tenir en main l'appareil après son envol, et dont je m'étais muni sur les conseils avisés et intéressés du commerçant de la rue Hàng Ma. Cerf-volant dressé au-dessus de ma tête, je me mets contre le vent. Bobine en main, ma fille se met face à moi. Quand je sens que la femme-poisson se met à frétiller sous la caresse du vent, je lâche la bête tout en adjoignant ma fille de tirer sur la ficelle tout en la lâchant.
Poisson vole
Vous m'accorderez, que ce genre de commandement relève de l'injonction paradoxale, qui en d'autres lieux me verrait poursuivi pour maltraitance à enfant. Et la conjonction du regard interloqué de ma fille et de la chute du cerf-volant sur mon crâne dégarni, m'incite à inverser les rôles. Sauf que du haut de ses 9 ans, ma fille ne fait pas la mesure pour une piste d'envol satisfaisante d'une sirène de 2 m d'envergure ! Et malgré nos tentatives, l'un tirant en courant, l'autre courant en portant, l'ondine refuse de se transformer en oiseau. Allions nous rester cloués au sol par notre impuissance technique à faire décoller ce satané bestiau qui pour moi, commençait plus à ressembler à une harpie plutôt qu'à l'héroïne du conte ? Nous devons notre salut à un autre papa, dont le fils trace des arabesques dans l'azur avec un superbe aigle royal. Laissant son enfant à ses occupations de scribe céleste, il vient au secours du mien, en prenant en main l'indocile sirène et d'une action conjointe, entre lui et moi, nous faisons enfin décoller le bel oiseau, ou plutôt le beau poisson.
Des "oiseaux" bien dressés ! |
Photo : VOV5/CVN |
Après quelques tractions et quelques mètres de ficelle, je sens que le cerf-volant repose sur l'air comme un bateau sur l'onde. Je peux passer les commandes à ma fille, qui aussitôt s'empare de la bobine avec l'intention manifeste de faire monter sa sirène plus haut que l'aigle de son compagnon de terrain. Seulement, nous ne sommes pas seuls sur cette aire de vol. Outre les humains qui restent à terre et les cerfs-volants qui sont en l'air, il y a d'autres occupants de l'espace entre terre et ciel : les moucherons ! Curieux et insolents, ils viennent tournicoter autour de nos visages, sans doute jaloux de l'intérêt que nous portons à d'autre chose qu'eux. Toujours est-il que nous devons constamment les chasser pour éviter des pénétrations nasales ou buccales, ou des chocs oculaires. Parce qu'avec un moucheron dans l'œil, allez essayer de diriger un cerf-volant à 100 m de hauteur… 100 m, c'est justement la limite de notre cordelette, et c'est justement lorsque nous l'atteignons que ma fille éprouve le besoin impérieux de chasser ces maudits moucherons qui lui gâchent le paysage. Or, dans le mouvement, elle lâche l'extrémité de la cordelette que, bien évidemment, véritable tête en l'air, j'avais omis d'attacher au rouleau de plastique. Là-dessus une rafale de vent subite élève la sirène volante de quelques mètres, juste la distance nécessaire pour que, malgré notre course et nos sauts en hauteur, nos mains ne puissent récupérer le cordon ombilical… Atterrés, nous assistons depuis la rive, au ballet aérien d'une sirène qui à plus de 100 m de haut, traverse en volant toute la largeur du lac, passe au-dessus des rameurs en aviron, tutoie quelques hirondelles étonnées de la croiser, et va se perdre quelque part au milieu des immeubles à près d'un kilomètre de son point de départ. Sous les regards moqueurs des autres cerfs-volistes, nous reprenons le chemin du retour, ou plutôt celui de la rue Hàng Ma.
Et croyez-moi, cette fois-ci, j'accrocherai la cordelette, le ciel m'en est témoin !