Le Vietnam change ! S’il reste encore des étrangers pour croire que le Vietnam est le pays du vélo, du buffle et du chapeau pointu, ils sont vite confrontés à la réalité quand ils posent le pied dans le pays. Le Vietnam est un pays de jeunes, bouillonnant de vie, de projets, d’espoirs, et qui parcourtent à grandes enjambées le XXIe siècle. Y vivre aujourd’hui, pour l’immigré que je suis, c’est être tour à tour, acteur de ce grand mouvement en avant, et spectateur de paradoxes qui étonnent, amusent ou parfois irritent. Télescopage du temps, paradoxe d’un pays de traditions qui se modernise en essayant de conserver son âme.
Tout a bougé
L’année 1990. Premiers pas au Vietnam. Des images qui me restent comme autant de bouffées de nostalgie. Dans les rizières, les paillotes au toit de feuilles de lataniers arborent fièrement des antennes râteaux pour recevoir les deux chaînes de télévision nationale. Autour du lac Hoàn Kiêm, au cœur de Hanoi, les vélos tournent en une ronde calme, à peine troublée par quelques rires d’adolescents. À l’Hôtel de l’Armée, où je réside, un singe en liberté vient me tenir compagnie sur le balcon. Des enfants, grimpés dans les hautes branches d’un banian, plongent nus dans le lac du parc zoologique. Assis sous les palmiers sur la plage à Ha Long (province de Quang Ninh, Nord), j’observe les jonques aux grandes voiles qui m’évoquent des histoires de pirates. Le soir, les rues de la ville voisine de Hai Phong semblent sorties d’un roman d’Edgar Poe : recoins obscurs, flaques de lumière chichement dispensée par un lampadaire isolé, lumignons rouges de café nocturnes. Une promenade dans le Village aux Fleurs, à côté du lac de l’Ouest, à Hanoi, et cette maison en construction, au milieu des vergers, que l’on voulait me louer pour… 200 dollars.
Ça a changé depuis 15 ans !
L’année 2010. Les paraboles captent des dizaines de chaînes de télévision, étrangères ou vietnamiennes, privées et publiques, jusque dans les fermes flottantes qui s’éparpillent dans la baie de Ha Long. Dans cette ville, le béton, les hôtels et les discothèques ont chassé ma chaise longue, et les jonques élancées sont devenues de gros bateaux ventrus qui promènent des milliers de touristes qui rêvent peut-être encore aux pirates. Dans leurs roues, les voitures ont apporté les embouteillages qui enfument les matins laborieux et les crépuscules fatigués. Il est interdit d’escalader les banians du zoo et de se baigner dans le lac. Au mieux peut-on s’y promener en pédalant dans un cygne de polyester. Les singes en liberté ont disparu, et les rues de Hai Phong sont illuminées par le bleu et rouge électrique des panneaux publicitaires et des enseignes de magasins. Du Village aux Fleurs, il ne reste qu’un marché aux Fleurs au bord de la digue du fleuve Rouge. La maison en construction a été engloutie par les grands hôtels et les résidences pour étrangers. Vue depuis le pont Nhât Tân, Hanoi ressemble de plus en plus à ses consoeurs occidentales, et ses immenses tours ressemblent à autant de vaisseaux spatiaux qui attendent de s’envoler vers un hypothétique futur de prospérité et de bonheur. Les trains ne mettent plus que 32 heures pour aller de Hanoi à Saigon, et les touristes envahissent de plus en plus les vallées reculées, où des enfants se sauvent de moins en moins devant les «Tây au long nez». Et pourtant…
Rien n'a changé
On continue à caresser la tête des tortues du Temple de la Littérature, à Hanoi, pour obtenir de la chance aux examens. On continue à conserver son argent chez soi, dans des coffres-forts ou sous forme d’or et de bijoux. On continue à rouler avec la mentalité d’un cycliste, même quand on est au volant d’une voiture : s’arrêter n’importe quand, faire demi-tour n’importe où. On continue à honorer fidèlement les ancêtres, et les fêtes familiales rassemblent au «quê» (village natal) tous ceux qui sont allés travailler là-bas, à la ville. On continue à me tirer les poils du bras ou du torse quand je me promène dans les faubourgs ou à la campagne. On continue à tapoter gentiment mes rondeurs abdominales qui s’épanouissent quand j’abandonne la «sculpture» physique durant quelques semaines. Les cheveux grisonnants continuent à imposer le respect à plus jeune que soi. Les mamans continuent à courir derrière leurs enfants dans la rue, pour leur donner à manger. Lorsque je sors de chez moi, les voisins que je croise continuent à me demander «Anh đi đâu đây ?» (Où allez-vous ?). On se rassemble toujours sur le trottoir pour fumer un tabac rugueux dans des pipes à eau. Les vendeuses ambulantes continuent à parcourir les rues de Hanoi du matin au soir, palanche à l’épaule.
Rien n’a changé depuis 15 ans !
Concilier tradition et modernité
Dans les campagnes et dans les montagnes, on continue à vivre au rythme des saisons. On continue à étaler les épis de riz sur les routes pour les faire sécher, profitant sans vergogne des centaines de véhicules qui passent et repassent, pour écraser la paille et séparer les grains. On continue à irriguer les rizières à l’aide de «paniers volants». On continue à vendre les vis, les clous et les cachets d’antibiotiques à l’unité. On continue à souhaiter un fils premier né. On continue à consulter les géomanciens quand on construit sa maison, et à craindre les «ma» (fantômes), les nuits de pleine lune. On continue…
Si la modernité se voit dans l’apparence, dans la frénésie de consommation, dans les nouvelles rues aux façades propres et lisses, la tradition est enracinée dans les cœurs et dicte encore la plupart des actes de la vie privée et parfois de la vie publique. Et je trouve admirable la façon dont les Vietnamiens réussissent à concilier les deux, sans perdre leur âme. Le meilleur exemple est le petit tube soudé sur le pare-choc avant des bus et de certaines automobiles, dans lequel chaque matin, avant de prendre la route, le chauffeur fait brûler des bâtons d’encens pour que les génies de la route le protègent. En vertu de quoi, ils peuvent doubler en plein virage, puisque les génies les protègent. En Occident, cela pourrait prêter à sourire, ici c’est sérieux !
Bon, je vous laisse, parce que ma femme m’a demandé d’installer des cellules photoélectriques dans la pièce où trône l’autel des ancêtres, pour que les lampes s’allument automatiquement dès qu’on ouvre la porte !