À Hanoi, le jeune public déserte de plus en plus les salles de chèo (opéra populaire) et de tuông (opéra classique). Sous l'impact de la TV, du pop, du film, du karaoké, du football international, il juge les pièces traditionnelles surannées et court après une camelote culturelle occidentale "moderne". Pourtant pas mal d'hommes de théâtre occidentaux apprécient la finesse et la profondeur de notre théâtre traditionnel dans lequel ils découvrent du Brecht et du Shakespeare et des ressemblances étonnantes avec la scène moderne.
Tel le cas de la critique dramatique polonaise Zofia Karczewska Markiewicz qui exprime son opinion dans un article du Vietnam en Marche (Août 1962). La rencontre avec le théâtre extrême-oriental est pour elle une découverte féconde : "Je n'aurais jamais cru que les genres traditionnels, transmis de génération en génération depuis des siècles puissent constituer un tel trésor de formes scéniques, contenant +en germe+ les éléments essentiels d'une expression théâtrale considérée dans l'Europe d'aujourd'hui comme le summum de la modernité, fruit des réalisations d'avant-garde qui- depuis une dizaine d'années- ont jalonné l'évolution de l'art dramatique. Mes impressions sur le genre classique vietnamien sont, de ce point de vue, particulièrement frappantes".
Markiewicz nous parle d'abord de la pièce Nghêu so ôc hên (Les Mollusques) interprétée par la Troupe d'opéra classique de la 5e zone, une révélation pour elle. Cette comédie populaire dénonce les tares d'une société campagnarde ravagée par les abus, la concussion, le vol, la superstition, la débauche. Les personnages (la receleuse, le voleur, le devin aveugle, le chef de village, le mandarin) portent les noms de mollusque. Markiewicz note : "Je fus enlevée par le rythme extraordinairement vif de ce spectacle dont le principe de composition réside avant tout dans le jeu très expressif des acteurs. Les rideaux constituent le fond, le lieu de l'action n'est indiqué que par quelques meubles indispensables, point d'accessoires. Cette économie d'éléments décoratifs permet au spectateur de concentrer son attention sur les acteurs. J'ai trouvé parmi eux des personnalités remarquablement douées qui manient la mimique avec maîtrise, le mouvement, le geste, qui possèdent parfaitement l'art d'exprimer les sentiments par des moyens concis, lapidaires. Je pense surtout au rôle de l'escargot (voleur), joué par M. Kiêt. En exploitant toutes les ressources de la pantomime, il crée un personnage si expressif que j'ai pu saisir facilement le sens du rôle sans attendre l'explication de l'interprète, je ne connais pas le vietnamien. La souplesse du corps, le rythme +dansant+ du corps, des mouvements en même temps que la concentration intellectuelle frappent le spectateur tout autant que les mimes les plus célèbres".
La pièce de chèo (théâtre populaire) Nghêu so ôc hên interprété par les artistes du Théâtre de chèo du Vietnam. Minh Duc/VNA/CVN |
En tant que dramaturge, Markiewicz poursuit son commentaire : "Les moyens conventionnels du théâtre classique oriental me semblent proches de la simplicité du théâtre européen contemporain qui se caractérise essentiellement par la grande confiance qu'il accorde à l'imagination ainsi que l'intelligence du spectateur. Cette caractéristique qui est celle aussi des interprétations modernes du théâtre shakespearien, j'en ai trouvé des éléments dans la réalisation de la comédie traditionnelle vietnamienne et dans d'autres spectacles du genre classique (l'intrigue tragique entrelacée d'intermèdes comiques). En suivant le drame +Le Feu de Hông Son+, je me suis rendu compte de tout ce qui fait la différence entre le théâtre vietnamien classique et l'opéra chinois. La mise en scène de cette pièce ancienne, tirée de l'histoire héroïque du Vietnam, exprime admirablement la sensibilité vietnamienne. Ce spectacle est parfaitement +orchestré+ dans le sens de l'harmonie des moyens scéniques, composés en un +crescendo+ très expressif. On observe une évolution intéressante à partir des premières scènes +à voix basse+ vers la pleine forme d'opéra, vers un spectacle dynamique, atteignant la plénitude des moyens du théâtre musical. Ainsi s'incarnent la délicatesse, la modestie et même une certaine timidité spécifiquement vietnamienne ; on a l'impression d'une œuvre subtile comme une dentelle d'art. Dans cet article où je me borne à esquisser quelques impressions générales, je ne saurais m'étendre sur les analyses détaillées que mériteraient l'ensemble classique de la 5e zone et son riche répertoire”.
Huu Ngoc/CVN
(à suite)