Belle mentalité

Qui reviendrait au Vietnam après dix ans d'absence ne pourrait que constater combien le pays a changé. Du moins en apparence, car le Vietnamien semble immuable. Signe d'un caractère bien trempé, apte à résister aux aléas de la vie, mais qui vaut de curieux paradoxes…

Vingt ans déjà que j'ai posé le pied sur le tarmac de l'aéroport de Nôi Bài à Hanoi. Vingt ans au cours duquel j'ai vu le Vietnam passer au mode accéléré pour franchir les portes du XXIe siècle. Les villes sont parties à l'assaut du ciel, les marchés de quartier sont devenus super ou hyper, l'essence a remplacé "l'huile" de mollet, l'écran a envahi la vie quotidienne, le téléphone s'est greffé sur les oreilles… Bref, le Vietnam a pris pied dans l'ère moderne à une vitesse extraordinaire. De quoi en perdre la boule ! C'est sans compter sur l'extraordinaire capacité du Vietnamien à s'ancrer sur ses racines pour mieux se projeter dans l'avenir. Un peu comme le banian, cet arbre extraordinaire qui devient forêt en conservant son tronc originel ! Et chaque jour m'en donne la preuve…
À pied d'œuvre
Ainsi en est-il des moyens de locomotion. Au début, le plus pratique a été d'utiliser ce que l'on avait sous la main, c'est-à-dire… les pieds ! Le piéton est, par définition, quelqu'un qui prend son temps, car se hâter le transformerait en coureur. Pour rester piéton, il faut donc avancer au rythme de ses pas. Qu'il musarde ou hâte le pas, le piéton occupe tout l'espace disponible pour circuler. Pas de sens unique, pas de stop, pas d'arrêt au carrefour. Le piéton croise en frôlant, évite en louvoyant, s'arrête quand bon lui semble où bon lui semble, fait demi-tour au gré de sa fantaisie, regarde en l'air ou au sol, selon l'humeur, et s'il aperçoit un autre piéton de sa connaissance le hèle et organise sur le champ un entretien impromptu que l'on nomme conversation de rencontre. Autant dire que le piéton se moque totalement d'un quelconque Code de la route, avec ses priorités, ses passages cédés ou ses interdictions de tourner. Il est maître de sa route !

Un chaos circulatoire dont il vaut mieux adopter les règles sous peine de désillusion cuisante.
Photo : Hoàng Hai/CVN


Puis est arrivé le vélo. Les pieds ont quitté le sol pour appuyer sur les pédales. Il a bien fallu faire quelques aménagements, comme replier sa tunique traditionnelle de "áo dài" sur la selle pour éviter qu'elle ne s'entortille dans les rayons, ou bien commencer à privilégier les chemins et rues plates aux sentiers rocailleux pour amoindrir les vibrations intempestives. Mais hormis cela, la mentalité du cycliste reste celle du piéton. Occupation de toute la chaussée sans souci du sens de circulation, volte-face imprévue au hasard de ses centres d'intérêts, lèche-vitrine avec arrêts intempestifs, changements de direction erratiques... Que l'on zigzague aimablement pour éviter de se percuter, ou que l'on prenne le temps de la conversation avec son voisin de route, chacun reste le maître de sa route.
Ensuite, c'est la moto qui a pris le pouvoir. Avec elle, la vitesse de déplacement est passée au stade supérieur : celui qui permet d'accéder au statut de pilote, avec le plaisir de la caresse du vent relatif sur le visage, autrement que dans les descentes prises à vive allure. Pour autant, loin d'être grisé par ce nouveau statut, le Vietnamien a gardé la maîtrise de soi en conservant la mentalité du piéton. Qu'importe les changements de rythme ! Foin des importuns feux tricolores. Au diable les panneaux d'interdiction de circuler en rond. Chacun continue à être propriétaire de toute la route et à naviguer comme bon lui semble. Ce n'est tout de même pas le progrès qui va m'interdire de couper la route sans regarder autour de moi, de m'arrêter quand je le veux et non où je le peux, de prendre un sens interdit qui n'est que virtuel puisqu'une rue a deux sens, de monter sur les trottoirs si la route est encombrée…
De pied ferme
Et puis, naturellement, la voiture s'est installée. Quatre roues valant mieux que deux. Le piéton pilote est devenu piéton conducteur. On pourrait croire que, bien à l'abri dans son armure de tôle, avec sous le pied la puissance de plusieurs chevaux de courses, le piéton devenu conducteur en prendrait les caractéristiques : anticipation, discernement, prudence, sens des autres… Fidèle à lui-même, le Vietnamien conducteur conserve les réflexes du Vietnamien piéton. Demi-tours intempestifs en pleine rue en coupant le sens de la circulation, arrêts subits pour envies subites, flâneries en regardant les vitrines des magasins, création de quatre voies sur une route à deux voies… Rien n'est impossible au piéton conducteur qui est le roi de la route.
En lisant ces lignes, tout étranger à ce pays pourrait se dire : Quelle inconscience ! Comment peut-on être aussi dangereux sur la route ? Et c'est vrai que les milliers de victimes de la route ne le contrediraient pas. Cependant, ce qui est extraordinaire, c'est que, justement, en conservant la même mentalité, piétons, cyclistes, motocyclistes et automobilistes parviennent à rendre viable cet apparent chaos. Chacun tolère l'absence totale de rigueur de l'autre. Se faire couper la route devant le nez n'entraîne aucune réaction agressive, se faire précéder par un flâneur qui occupe toute la largeur de la route n'amène au pire qu'un bref coup de klaxon visant à indiquer sa présence (signal que le fâcheux ignore totalement), voir surgir devant soi la calandre d'un camion ou le mufle d'une moto, alors qu'ils n'ont rien à faire là, ne génère qu'un écart brusque vers le bas-côté, dont éventuellement on peut propulser un piéton vers le fossé, sans aucune manifestation belliqueuse. Là où ailleurs fuseraient insultes, lazzis et autres expressions à ne pas mettre dans les oreilles de tout le monde, n'existe qu'une belle indifférence cimentée par un tempérament qui ignore les soubresauts du changement. Paradoxalement, ne pas adopter ce comportement nous met en danger. Mais pour autant ceci ne veut pas dire que tout est permis. Ainsi, ne pas arrêter son clignotant après avoir tourné vous est signalé d'un doigt ferme, parfois suivi d'une admonestation, par vos coreligionnaires de route.
Il est vrai qu'un piéton ne possède pas de clignotants !

Gérard BONNAFONT/CVN

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