>>Tu me manges à quelle sauce ?
Des époisses affinés au marc de Bourgogne. |
Photo: CTV/CVN |
On a beau être curieux et ouvert à toute nouveauté, parfois nos papilles gustatives ou nos cellules olfactives sont mises à rude épreuve. Récemment, un ami me disait que les bonnes choses ne s’exportent pas. Nous évoquions cette fois, où j’avais décidé d’éduquer les papilles vietnamiennes au fromage français.
Et puisqu’il s’agissait de favoriser le rapprochement des peuples par la gastronomie, je n’allais pas faire la fine bouche. J’avais donc fait emballer sous vide un époisses affiné au marc de Bourgogne. Un régal pour un palais français que j’imaginais pour voir faire partager aux palais vietnamiens. Voyage aérien sans histoire, fin de parcours incognito en taxi, le fromage prend place sur la table familiale, aux côtés d’une baguette de pain croustillante, finement tranchée, que mon épouse était procurée chez le boulanger voisin.
Après avoir rassemblé la famille autour de cet autel du bon goût français, je coupe solennellement l’emballage protecteur de l’intégrité fromagère pour en délivrer le fumet avant d’en faire découvrir la saveur. Je ne sais plus si j’avais accompagné mon geste d’un "Vous m’en direz des nouvelles", ou son équivalent en vietnamien. En l’espèce, cela importe peu, car à peine délivré de son empaquetage, mon fromage se fait la malle.
En l’espace d’une seconde, la pâte molle à croûte lavée, qui lui vaut son titre de "roi des fromages", se délite en une pâte liquide où baignent des morceaux de croûte. La cuillère remplace le couteau! La tartine devient mouillette. Aujourd’hui encore, je rends hommage à ma famille qui, par politesse, a accepté d’ingurgiter une cuillerée de l’infâme brouet… en se pinçant le nez. Sans en faire un fromage, j’ai cessé mes expériences d’importation de goûts, en concluant que choc culturel et choc thermique ne vont pas bien ensemble!
Odeur bizarre
Malgré plus d’un lustre que je vis au Vietnam, je ne me suis pas résigné à abandonner quelques habitudes, et notamment la plaisir matinal que me procure le petit déjeuner à la française. Tartine de pain grillée, beurrée et recouverte de confiture faite maison. Voilà pourquoi, ce matin, je suis devant le grille-pain à surveiller avec attention, le brunissement de fines tranches de pain. J’en salive d’avance, et mon estomac se réjouit déjà. Je ferme les yeux, laissant les substances odorantes formées par un mélange de molécules volatiles se poser sur les membranes de mes cellules olfactives.
Sur chaque membrane, des récepteurs variés et nombreux identifient l’odeur et envoie le message sous forme d’un très léger courant électrique jusqu’à mon bulbe olfactif. Cette partie de mon cerveau traite l’information et propage le message notamment jusqu’à mon hypothalamus. C’est lui qui provoque ma salivation pour préparer la dégustation et la digestion de mon pain grillé.
Le tour est joué! Habituellement, la transmutation se fait sous la hotte aspirante de la cuisine, qui propulse à l’extérieur le surplus de molécules que mon nez n’aurait pas captées. Aujourd’hui, le ventilateur de la hotte s’est mis en congé pour une durée indéterminée, et la bonne odeur de pain grillé n’a plus pour s’échapper que l’interstice qui se trouve sous la porte d’entrée de l’appartement. Elle se faufile sans que j’y prenne garde, et s’échappe dans le couloir, en profitant pour aller explorer au passage d’autres interstices sous d’autres portes d’entrée.
Plus vite qu’il ne m’en faut pour écrire ces quelques lignes, les nez des propriétaires en question s’emparent de ces molécules étrangères à leurs cellules olfactives. Les hypothalamus de mes voisins tentent de décoder en fouillant dans leurs tables de référence, et la réaction ne se fait pas attendre. Une, deux, puis trois mamans inquiètes sortent dans le couloir, bébé dans les bras, viennent sonner à notre porte.
Seul à la maison, j’ouvre la porte et je me heurte à des regards angoissés, des nez pincés, une question qui me fait mesurer la distance culturelle qui existe entre le pho et le pain grillé: "Il y a le feu chez vous?" J’explique posément que non, ce sont juste des tartines de pain qui carbonisent un peu de glucides de blé, pour se transformer en une délicieuse gourmandise, mais qu’il n’y a aucun risque de carbonisation mobilière, immobilière ou corporelle. Si elles prennent congé un peu rassurées pour l’avenir immédiat de leur progéniture, je vois bien qu’elles restent sur l’expectative devant ce curieux étranger qui semble apprécier de transformer le pain en charbon en empestant tout l’étage. Elles vont en faire toute une tartine auprès de mon épouse!
Le durian reste l’un des fruits préférés dans plusieurs pays d’Asie dont le Vietnam, mais son odeur, très forte, est terrible pour les Occidentaux. |
Photo: CTV/CVN |
Plein les narines
Justement mon épouse revient du marché avec un sac aussi rond qu’un cochon gras prêt à être transformé en jambon. Le sac à provision d’une ménagère vietnamienne qui revient du marché matinal me fait toujours penser à un chapeau de magicien. À défaut de lapin blanc, des odeurs de légumes, d’épices, d’herbes, de fruits s’en évadent et se répandent dans toute la cuisine, et plus loin encore. Elles semblent me dire: "Sens, comment tu-vas te régaler avec le repas que l’on va te préparer?".
Si la plupart de ces odeurs ont le même effet que ma tartine de pain grillé et stimulent allègrement mon appétit, il en est une particulièrement que je perçois bien avant que n’apparaisse son géniteur. C’est celle d’un fruit redoutable, le durian, qui amène Vieux-Boulogne, Livarot, Munster, Boulette d’Avesnes au rang de parfum pour jeune fille! Une odeur à lui avoir interdit l’accès aux avions, taxis, transports publics et hôtels… mais pas à ma cuisine.
Et le pire reste à venir, quand avec une délectation non feinte, mon épouse entreprend de sortir les gousses une à une et de les disposer dans une assiette. L’haleine fétide du fruit abhorré suit le même chemin que mon odeur de pain grillé, se glisse sous les mêmes interstices, réveille les mêmes hypothalamus voisins. Les portes s’ouvrent de nouveau. Mamans et bébés voisins s’invitent chez nous. Cette fois, pas de nez pincé, pas de visages inquiets. Au contraire, des mines gourmandes qui laissent présumer de l’appétence pour ce fruit qui fait me donne envie de fuir à l’autre bout de la ville. Au pif, comme ça!
Finalement, rien de pire que d’avoir une odeur... dans le nez!
Gérard Bonnafont/CVN