Pour peler un fruit, il faut être une fine lame. |
Le pays d’où je viens a conservé, de sa tradition paysanne et rurale, l’usage du couteau pliable. Autrefois, tous les hommes avaient leur couteau. À table, il servait à trancher. Aux champs, il servait à tailler, à effiler, à couper, et parfois à réparer. Pour éviter de le perdre et l’avoir toujours en main, la sagesse populaire l’avait inventé avec lame repliable dans le manche. Le canif, puisque tel est son nom, est moins sophistiqué que le couteau suisse, véritable atelier portatif, mais fait tellement partie de mon éducation, que je n’imaginais pas qu’il puisse ne pas exister ailleurs.
Aussi qu’elle fût ma surprise quand j’arrivais au Vietnam. Ici, la tradition a mis le couteau à portée de main, en le nichant dans un fourreau, attaché à la taille. À large lame, soigneusement aiguisée, il coupe le bambou, fauche les broussailles, dépèce les viandes et écrête ce qui dépasse. Dans un souci d’égalité, il accompagne autant les hommes que les femmes, sabre de labeur que chacun arbore fièrement.
À couteau tiré
Même avec la ferme intention d’assimiler les mœurs de mon pays d’adoption, je ne me voyais pas déambuler en ville, ou même à la campagne, avec une lame de 30 cm de long, fût-elle engainée en bois cerclé de cuivre. Mon atavisme culturel m’interdit de porter ce qui, en d’autres lieux, serait considéré comme une arme. Cependant, parfois confronté à des problèmes de taille ou de coupe, je ne pouvais pas me passer du côté pratique d’une lame bien affûtée. J’avais donc opté pour l’immigration d’un couteau à manche de bois, avec bague de sécurité, dont la main couronnée qui figure sur la lame assure qu’il s’agit d’un couteau de belle qualité.
Venu de ses lointaines vallées savoyardes jusque dans le delta du fleuve Rouge, il me suivait partout. Une pomme à peler, un pain à couper finement, une viande à trancher franchement, une branche à tailler, quelque chose à décoller. Il était présent, fidèle à ma poche, qu’il quittait rarement. Pourtant, il me fallait parfois m’en séparer, notamment quand je m’envoyais en l’air. Diable !
Les Occidentaux conservent l’usage du couteau pliable. |
C’est qu’on ne plaisante pas avec la sécurité dans les transports aériens, et tout domestique qu’il soit, mon couteau de poche n’avait pas droit de siège en cabine : il devait voyager en soute. Aussi, pour chaque déplacement trouvait-il sa place dans une valise, auprès de ses condisciples de coupe : rasoir, pince à épiler et autres coupe-ongles. Savait-il que sa vie ne tenait qu’à un fil : pas celui de sa lame que j’entretenais amoureusement, mais celui de ma mémoire.
Ce matin-là, je m’offre une part de comté, tout frais venu de France. Un fromage de cet acabit doit être dégusté selon les règles de l’art, en petits dés, délicatement croqués l’un après l’autre. Et pour passer de la tranche aux dés, rien de tel qu’un couteau qui taille sa route sans faillir. Sauf que ce matin, je n’arrive pas à mettre la main sur cet auxiliaire indispensable : rien dans mes poches, rien dans mon sac à dos, rien sur les meubles, rien dans les tiroirs. Mon couteau a disparu.
Une si fine lame
Je mobilise mes neurones pour retrouver le moment où lui et moi, nous sommes séparés. Et j’en arrive à la terrible conclusion que j’ai dû l’abandonner lors de ma dernière excursion en montagne. Oublié, sans doute, sur la table d’un restaurant. Infidèle que je suis, je m’empresse de passer commande d’un nouveau, auprès de futurs visiteurs qui seront au Vietnam dans deux semaines.
Voilà, comme en un clic, un vieux serviteur peut-être remplacé. En attendant son remplaçant, je dois prendre l’avion pour une courte escapade à Hôi An (province de Quang Nam, Centre). Inutile de me charger d’une valise : mon sac à dos suffira à contenir le maigre viatique nécessaire. Si j’ai gagné du temps à l’enregistrement des bagages, je dois me plier au rituel du contrôle de sécurité.
Au Vietnam, un couteau de poche est utilisé régulièrement dans la vie quotidienne. |
Photo : Bùi Phuong/CVN |
Pendant que je passe sous le portique, mon sac passe sous le scanner à rayon X. Irradié chacun de notre côté, nous nous retrouvons pour reprendre notre vie commune. Sauf qu’au moment de saisir mon sac, un policier s’interpose et me demande de l’ouvrir, en me disant qu’un couteau se trouve à l’intérieur. Imaginez mon étonnement : moi paisible voyageur, je prends l’avion avec une arme en sac. Il doit y avoir erreur. C’est sans doute ma brosse à dent qui se donne des airs de coutelas sous le regard scrutateur des rayons X.
Fort de mon innocence, j’ouvre mon sac et en dévoile le contenu à mon interlocuteur. Regardez, voici mes vêtements de rechange, mon nécessaire à toilette édulcoré des objets tranchants, mon livre de chevet, mon chargeur de téléphone, quelques médicaments au cas où, et… celui que je croyais avoir perdu et qui était enfoui dans un repli du sac : mon vieux couteau pliant. Le plaisir de le revoir fait aussitôt place à la tristesse d’une séparation irrémédiable : je ne peux l’emporter avec moi.
Mais puisque la séparation, il doit y avoir que cela se fasse dans l’honneur. Hors de question que mon couteau finisse dans le bac aux objets interdits : il vaut mieux que ça. Aussi organise-je de façon impromptue une cérémonie de remise de cadeau, à côté des voyageurs qui se rechaussent et se resserrent la ceinture.
Devant les policiers hilares, je décide de remettre solennellement mon couteau à celui qui m’a demandé d’ouvrir mon sac. Je lui explique le fonctionnement de la bague de sécurité. Je lui parle de la qualité exceptionnelle de la lame. Je lui demande d’en prendre soin et je lui dépose dans la main. Ses collègues en rient encore. Et moi, j’attends la prochaine occasion de repasser par ici, pour prendre des nouvelles de mon couteau.
Heureusement que nous partagions le même sens de l’humour, car sinon, je ne sais pas d’où je vous aurai écrit cette tranche de vie. Peut-être d’un endroit, à l’obscurité à couper au couteau.
Gérard Bonnafont/CVN