Souvenirs de l’entre-deux-guerres, période éprouvante, faite de pénurie et de privation, mais aussi d’exaltation et d’espérance. L’indépendance n’avait été reconquise qu’en 1945. Le pays divisé au terme d’une dure guerre anticoloniale (1945-1954) se relevait péniblement de ses ruines alors que la première bombe américaine l’atteindrait en 1964.
Sur le chemin de l’école maternelle pendant les années de la guerre. |
Hoàng Oanh de l’école maternelle
Elle a un joli nom, Hoàng Oanh, Loriot Jaune. Elle est tout à sa besogne quand je viens la chercher au «Mâm non» (littéralement Jeunes pousses), une école maternelle de Hanoi. Une foule de gosses l’entourent, portant un drapeau rouge à étoile d’or et exécutant la «Danse des étoiles». Une douzaine d’élèves institutrices, venues faire leur stage sous sa direction, la remplacent pour lui permettre de me recevoir.
«On voit que vous connaissez bien votre métier, lui dis-je. ça fait longtemps que vous vous occupez des enfants ?»
Hoàng Oanh a un sourire franc et modeste :
- Nullement ! Je travaille à la maternelle depuis 1959. Avant, j’étais monitrice bénévole de l’enseignement populaire. Je faisais la lutte contre l’analphabétisme.
- Je serais curieux de savoir pourquoi vous avez choisi ce métier ?
- À vrai dire, je ne l’ai pas choisi. Cela est venu tout seul.
Cinq amours et deux qualités
Je lui demande de me raconter sa formation professionnelle.
- Je n’ai pas grand-chose à vous dire, répond Hoàng Oanh, toujours directe et sincère. J’ai suivi un cours de trois mois organisé par le Service de l’enseignement de Hanoi. Chaque année je viens à un cours de perfectionnement de deux semaines. On m’a enseigné la psychologie enfantine, le chant, la danse, le dessin, le travail manuel, les jeux…
- Le programme ne serait-il pas trop chargé pour un cours de quelques mois ?
- Comment faire autrement ? Les maternelles poussent comme des champignons et nous manquons de cadres. Vous savez bien que chaque année, le Service de l’enseignement de Hanoi organise quatre cours chacun pour cent personnes sans que cela suffise aux besoins de la capitale.
Je la prie de me parler de son travail :
- Eh bien, je dirige une classe de 32 élèves, tous enfants d’ouvriers et de fonctionnaires d’État. Pour être bref, nous les éduquons dans l’esprit des «cinq amours et des deux qualités ».
- Je n’ai pas très bien compris.
- C’est-à-dire qu’on les forme dans l’amour de la patrie, du peuple, du travail, de la science et de la discipline ; on cultive en eux l’honnêteté et le courage… Bien sûr, ce n’est pas tout. Nous nous occupons à développer chez eux d’autres qualités physiques et morales, à leur inculquer l’esprit d’observation, le sens du beau, l’esprit collectif…
Hoàng Oanh me parle ensuite de l’organisation de son établissement :
- Nous avons 400 élèves. Nous avons des classes pour ceux de trois ans, d’autres pour ceux de quatre ans et d’autres encore pour ceux de cinq ans, sans compter des classes élémentaires pour ceux de six ans qui commencent à apprendre à lire et à écrire. Chaque institutrice est responsable d’une trentaine d’enfants qui reçoivent son enseignement trois ans de suite, l’institutrice montant dans la classe supérieure avec ses élèves, - ce qui lui permet de suivre leur évolution physique et morale pour une certaine période. Tous nos élèves sont en demi-pension. Nous organiserons bientôt un pensionnat.
- Bref, vous êtes contente de votre travail ?
- Les enfants sont si gentils, qui ne le serait pas ?
- Sans être indiscrète, comment envisagez-vous notre avenir ?
Hoàng Oanh hésite un moment avant de répondre :
- On risque d’être conformiste à répéter ce qu’ont trop souvent dit les autres.
- Mais chez nous, quel travailleur n’a-t-il pas son avenir ?
Un mécanicien
Le port de Hai Phong d’autrefois. |
Montons sur le pont. Nguyên Van Liêu et moi, nous nous installons à la poupe sur une banquette, près du canot de sauvetage.
- Ca fait longtemps que vous travaillez ici ? Je continue mon interview du mécanicien du chalutier VD 13.
- Bientôt cinq ans. Je suis l’un des premiers mécaniciens formés à Hai Phong pour nos bateaux de pêche.
- Où étiez-vous avant ?
- Je servais dans l’armée…
Bribes par bribes, il me conte sa vie mouvementée.
Orphelin dès son enfance, Nguyên Van Liêu vivait avec sa grand-mère dans sa province natale de Quang Nam (Centre). Il avait 20 ans lorsqu’il s’engagea dans l’Armée populaire pour combattre les colonialistes français. Son bataillon assurait le transport de munitions et de vivres pour le front du Nam Bô. Les voyages se faisaient par mer, et la côte était bloquée par les forces navales ennemies. À plusieurs reprises, Nguyên Van Liêu est tombé dans des embuscades. Il s’en est tiré chaque fois, à son propre étonnement. Une nuit, sa jonque fut coulée. Il lutta deux jours avec les vagues avant d’échouer sur un banc de sable.
- Comme vous voyez, je suis sorti vivant de cette partie de cache-cache avec la mort. Même aux plus sombres moments, j’ai toujours rêvé du jour où je pourrais gagner le large sur un bateau de pêche. Pensez donc, depuis quatre générations, nous sommes une famille de pêcheurs…
Ses traits soudain se durcissent.
- Je n’aime pas la guerre, poursuit-il. Lorsque je voyais des bateaux de guerre des colonialistes, je me disais : nos ennemis sont non seulement des barbares, mais encore des idiots. Pourquoi ne pas utiliser ces bateaux pour la pêche par exemple ? Je songeais qu’un jour nos pêcheurs en auraient d’aussi puissants et que moi, je deviendrai mécanicien…
Je félicite Nguyên Van Liêu de son rêve réalisé et je le questionne sur ses salaires :
Je gagne près de 80 dôngs par mois. Pour chaque jour de travail en mer, je touche une prime d’un dông. La vie matérielle n’est pas mauvaise du tout.
- Vous suivez les cours d’enseignement complémentaire ?
- Nous passons le gros du temps en mer, ce qui nous dérange beaucoup dans nos études. Mais cette année, on a fondé une école spéciale à notre intention. À tour de rôle, chaque année, les membres de l’équipage y passeront deux mois, salaire payé.
- Je ne me plaindrais pas à votre place, fais-je en riant.
Nguyên Van Liêu devient pensif :
- Vous avez raison. Nous vivons dans de bonnes conditions. Seulement pour nous autres gars du Sud…
Je vous comprends.
En effet, depuis sept ans, Nguyên Van Liêu est sans nouvelles de sa famille. Il évoque les souvenirs de sa grand-mère qui l’avait élevé dans son enfance et de sa femme qu’il aime avec passion.
- Vous avez sans doute des projets d’avenir ?
- Bien sûr. Mon projet est de bien faire mes études. La Patrie sera réunifiée et ce jour n’est pas loin. Je veux faire quelque chose pour la pêche dans ma province natale.
- Pensez-vous devenir un jour ingénieur mécanicien ou ingénieur de pêche maritime par exemple ?
- C’est intéressant ce que vous suggérez. Seulement, il faut que je termine d’abord mes études secondaires.
(Ville de Hai Phong, 1961)
Huu Ngoc/CVN