18 février 2015 de l’année grégorienne. Dernier jour de l’Année du Cheval au Vietnam.
Depuis une dizaine de jours, les mandariniers et les branches de pêchers fleuris sillonnent les rues des villes en moto. Aux alentours des marchés aux fleurs, sur les trottoirs, devant chaque boutique, des plantes en pots s’alignent comme à la parade, destinées à orner les maisons pour le Nouvel An lunaire.
Une fièvre d’achats compulsifs s’est emparée du Vietnam. Il faut acheter, acheter et acheter encore : de la nourriture à n’en savoir que manger, des habits neufs, des cadeaux, et encore des fleurs, des fleurs, des fleurs ! Peu importe que les prix explosent...
Pour me faire beau à l’occasion, je suis allé chez mon coiffeur habituel, dans la petite venelle plus loin dans ma rue. Et comme d’habitude, après m’être fait raser la tête (… pour le Têt !), j’ai sorti un billet de 20.000 dôngs pour rétribuer les services du figaro. Avec un grand sourire, il m’en a demandé 50.000, en justifiant sereinement que c’était le Têt et que tout était plus cher. Je comprends mieux pourquoi les Vietnamiens s’endettent sur ce coup-là.
Augmentation de la demande et augmentation des prix de l’offre, rien de mieux pour contribuer au développement d’une activité fort rare habituellement : le cambriolage ! Depuis 15 jours, je veille toute la nuit, chienne au pied, manche à balai dans la main, derrière la porte de ma terrasse, seul endroit susceptible d’offrir à un importun l’occasion de pénétrer chez moi pour y puiser matière à transformer des produits en menue monnaie sur le marché des voleurs !
Récurage de la maison
La semaine précédant la Nouvelle Année, il est une autre fièvre qui s’empare des Vietnamiens : le récurage de la maison. À côté de cela, le nettoyage des écuries d’Augias ou notre nettoyage de printemps font pâle figure. De toutes les maisons, on voit surgir des nuages de poussières, suivis de trombes d’eau qui charrient toutes les saletés accumulées dans l’année. Les meubles envahissent les trottoirs, lavés, rincés, cirés, repeints. Les riches louent les services d’étudiants pour nettoyer de fond en comble, les pauvres s’y collent toute la journée.
Chez moi, ma femme, sa meilleure amie venue s’installer pour la semaine, sa sœur, et même ma fille qui profite de ses dix jours de vacances, se sont emparées des lieux. Telles des sorcières modernes, elles manient aspirateur, balai-serpillère, balai-éponge, raclette à vitre, chiffon, torchon, bref tout ce qui peut laver, lessiver, nettoyer. Tiroirs, armoires, placards sont vidés, contenu trié, rangé au carré. On jette, on brûle… J’ai trouvé refuge à mon bureau, dans un coin de ma chambre, ma chienne sous les pieds. Hors de question que je me mêle de tout cela. Non par décision personnelle, mais parce que mes offres de participation se sont heurtées à une fin de non-recevoir ferme et définitive, c’est une affaire de femmes et de Vietnamiens (sic).
18 février 2015
À quelques heures de la Nouvelle Année. Les familles sont réunies, les commerces sont fermés, les rues sont quasi-désertes. Sur les trottoirs, des vendeurs de canne à sucre se sont installés, proposant des tiges de deux ou trois mètres de long que les badauds affairés achètent à prix d’or, avant de les emporter chez eux, ce qui les fait ressembler à des lanciers à moto ! Sur les terrasses des maisons, dans les salons, les autels sont dressés : de petites tables sur lesquelles sont disposés nourriture et présents, bougies ou petits lampions. Sur la terrasse de mon voisin, que je surplombe depuis la mienne, l’autel est garni de mandarines et de magnifiques bottes en carton, rouge et or.
Des cannes à sucre sont installées sur les trottoirs. |
Nettoyage, autel, présents, pourquoi ? Pour accueillir le Génie de la Nouvelle Année. En effet, ici, pas d’assurance responsabilité civile ou dégât des eaux, mais un génie, le Génie de la Maison, qui est censé protéger les habitations. Et chaque année, à l’occasion du Nouvel An, il monte au ciel faire son rapport à l’Empereur de Jade sur la famille dont il a la charge. Si le rapport est bon (famille honnête, maison entretenue, offrandes régulières.), l’Empereur de Jade autorise un nouveau génie à s’installer dans la maison, sinon plus de protection pendant un an. Vous l’avez compris, toute ce qui précède le Têt, c’est en fait le règlement annuel de la prime d’assurance !
18 février minuit
Les rues se sont emplies en une heure. À Hanoi, cinq feux d’artifice gigantesques, des spectacles de rues, une foule qui hurle «Chúc mừng năm mới !». Bonne année ! Nous sommes dans l’Année de la Chèvre, 8e signe du zodiaque vietnamien. Année d’insouciance, de bonne humeur et de chance, à l’image de son animal-totem. Sur ma terrasse, d’où on admire les feux d’artifice, on se congratule en s’échangeant de petites enveloppes rouges festonnées d’or, pleines de billets. À chacun son dû, en fonction de son rang dans la famille. Ma chienne tremble de peur en entendant les pétarades des feux, et moi j’appréhende la suite : le repas de 48 plats que «mes» femmes préparent depuis trois jours…
19 février, 03h00 du matin
Je n’en peux plus ! Mon estomac va exploser, les journées quinoa sont passées aux oubliettes et je retrouve avec terreur des crans de ceinture que j’avais oubliés depuis longtemps ! De quoi devenir chèvre… Dire que pour bien dormir, il faut manger léger.
19 février, 08h00 du matin
J’émerge d’un sommeil nauséeux. Déjà la famille s’agite. C’est le moment de «xông đất» : la première visite. En effet, de la première personne que nous rencontrerons ou qui viendra à la maison dépendra notre bonne fortune pour l’année. Si c’est une personne honorable, bonne pioche ; si c’est une personne à la réputation douteuse ou au statut social inférieur, mauvaise pioche ! Donc la règle est simple: on s’arrange avant pour savoir qui inviter à venir ou pas, et surtout on ne sort pas de chez soi (sauf sur invitation) au risque de croiser la mauvaise personne.
En ce qui me concerne, j’ai tout simplement délégué à ma chère épouse le droit de me représenter: en tant qu’étranger avec mon statut social, tous les voisins ont pour moi le regard de Chimène ! Et comme je n’ai aucune appétence à jouer le rôle de patte de lapin, je préfère rester caché pendant cette journée.
Pendant deux jours, le Vietnam va se recroqueviller en famille. C’est le black-out total sur le pays. Malheur à celui qui n’aurait pas fait ses réserves : aucun magasin ou restaurant n’est ouvert. C’est chouette, les rues sont désertes et je pourrai foncer en moto au grand plaisir de ma fille.
Pour l’heure, je me prépare à recevoir les visiteurs du jour. On m’a bien appris le rituel. Saluer de telle façon, parler de tel sujet en premier, offrir de la bière, remettre une enveloppe, en accepter une, sourire, saluer, et se préparer au suivant.
20 février et suivants
J’ai attrapé un rhume, une bronchite et une congestion pulmonaire à force de vivre dans une maison dont on laisse grands ouverts, portes et fenêtres. Quand j’ai voulu fermer mes huis au vent coulis de cette fin d’hiver, j’ai eu droit à une admonestation vigoureuse : tout doit rester ouvert pour que la chance pénètre dans notre maison. Poche de glace sur la tête, bouillotte au pied, thermomètre dans la bouche, je peste contre cette bonne fortune qui prend pour tribut ma santé. Vivement que le beau temps revienne !
Et dire qu’on remet ça l’année prochaine.