Tintin, le "ket" de Bruxelles devenu héros universel

À l'occasion de la sortie dans les salles de cinéma de Mégastar du Vietnam du film "Tintin", réalisé par Steven Spielberg, nous avons demandé à Monsieur Franck Pezza, Délégué Wallonie-Bruxelles à Hanoi, fondateur du Festival de la Bande dessinée au Vietnam, et grand connaisseur de "Tintin" et de la Bd en général, de nous raconter les aventures du célèbre petit reporter de Bruxelles dont s'est inspiré Spielberg pour son film.

Tintin n'est pas qu'un personnage de BD, il est devenu un de ces héros mythiques qui nous accompagnent tout au long de notre vie. Mais quelle longue histoire il a déjà vécu, lui et aussi son "papa", Hergé !

C'est en effet le 22 mai 1907 qu'est né Georges Rémi, à Etterbeek, commune de Bruxelles, ville qu'il habitera toute sa vie. Travaillant dans les années vingt au service d'abonnement d'un quotidien catholique conservateur, "Le XXe siècle", il anime les pages d'une revue scoute en y dessinant les aventures d'un personnage nommé Totor, pages qu'il signe de ses initiales : R.G. (Hergé).

Lorsque le "XXe siècle" décide de produire chaque jeudi un supplément pour les enfants, c'est Hergé qui est choisi, et le 10 janvier 1929 il inaugure dans ce quotidien, en feuilleton, la première aventure de "Tintin au pays des Soviets". Aujourd'hui, plus de 80 ans plus tard, l'Empire de Tintin, véritable mythe moderne, couvre la Terre entière, avec des traductions en 80 langues (dont, par exemple, le basque, le breton, le latin, l'espéranto, le tibétain, le roumain tout dernièrement) et 230 millions d'albums vendus (dont 100 millions en français ; il s'en vend encore aujourd'hui un million par an).

Des thèses universitaires, des livres, des expositions, des films glorifient le jeune journaliste et ses compagnons, et un véritable empire commercial s'est créé autour de ses aventures, avec les produits dérivés (vêtements, cravates, jouets, poupées, figurines, cendriers, stylo, etc.). Quant aux dessins originaux d'Hergé, comme les couvertures originales des albums, ils s'arrachent à des sommes considérables dans les plus grandes salles de vente, tel l'Hôtel Drouot à Paris.

Et ce n'est pas fini, le potentiel de Tintin est encore énorme, lui à qui le Centre Beaubourg à Paris a consacré une exposition en 2007, pour qui on a ouvert un Musée Hergé à Louvain, en Wallonie, en 2009, sans parler du film de Steven Spielberg qui va ranimer le mythe.

Si en créant Tintin, Hergé n'invente pas la bande dessinée, il va la conduire au rang d'Art.

Sans pratiquement jamais quitter la Belgique, Hergé a entraîné ses lecteurs dans le monde entier en 23 aventures (plus une inachevée). Scénariste extraordinaire, et dessinateur exceptionnel, travaillant avec une économie de moyens et une simplicité graphique qui laissent pantois… et qu'on a dénommé "la ligne claire".

On peut distinguer plusieurs périodes dans son œuvre, les albums de jeunesse et de commande (les trois premiers), ceux de la maturité (par exemple Le Lotus bleu, Le Trésor de Rackam le Rouge), ceux de son génie ( Tintin au Tibet et Les Bijoux de la Castafiore ) où Hergé est au sommet de son art, et puis les derniers Vol 747 pour Sidney et Tintin et les Picaros (plus l'inachevé Tintin et l'Alph Art) que l'on lit certes avec plaisir, mais où la magie peut-être a cessé d'opérer. Il n'y en aura ne tout cas pas d'autres, Hergé ayant expressément exigé par Testament que son œuvre reste intouchée.

Mais surtout il y a Tintin, dont le Général De Gaule a dit une fois qu'il était son "unique rival sur la scène internationale", Tintin, jeune homme sans famille (ni père, ni mère, ni frère, ni sœur, encore moins d'enfant) qui part, comme un véritable rite d'initiation, à la découverte de la terre. Son visage, sans particularités, lisse, est un cercle qui permet la disponibilité totale, un "zéro ouvert sur l'infini". Personnage à peine dessiné, qui ne connaît pas le passage du temps, lui qui reste éternel adolescent, qui ne connaît pas non plus (comme d'ailleurs le Commissaire Maigret, héros de Simenon, le grand écrivain wallon de romans policiers) la fracture amoureuse, encore moins sexuelle (sur plus de mille personnages répertoriés dans les 23 aventures de Tintin, 315 ont un nom et un prénom, dont seulement sept femmes et huit enfants !), c'est un personnage fétiche, volontairement neutre, qui permet à chacun de s'identifier avec lui, que l'on soit Lapon ou Japonais, que l'on soit en 1930 ou en 2011. Bien qu'il soit un héros conservateur et représentant de l'idéologie de son époque, Tintin conserve sa capacité d'indignation devant le mal, critique le colonialisme japonais en Chine dans "le Lotus Bleu", ou l'expropriation des terres indiennes par les Nord-Américains dans "Tintin en Amérique" : la célèbre scène où l'armée américaine oblige les Indiens à quitter leurs terres pour permettre l'exploitation du pétrole a été censurée dans la version américaine de l'album.

Et puis il y encore les autres personnages : Milou, le chien, quasi un être humain, qui parle parfois et qui ne déteste pas l'alcool, intelligent, habile, courageux, fidèle, qui introduit à la fois des scènes d'action mais aussi le comique.

Le capitaine Archibald Haddock, explosion de défauts et de qualités : véritable ivrogne (il y a dans Tintin 38 scènes d'ivresse et 39 scènes de manque, sauf dans les éditions américaines ou le pauvre Haddock est sobre comme un chameau et ne boit que de l'eau !), fumeur incurable, furieux (il utilise 232 jurons et injures, la plus utilisée étant "Bachi-Bouzouk", 21 fois), généreux, courageux, il est sans conteste la plus humaine et la plus sympathique des créatures tintiniennes

Le Professeur Tryphon Tournesol, génial inventeur de la télévision, d'une fusée lunaire, d'un sous-marin, de patins à roulettes à moteur, et de tant d'inventions utiles ou inutiles, dont la surdité permet d'extraordinaires lapsus et jeux de mots ; les détectives Dupont et Dupond à la maladresse congénitale, la cantatrice de la Scala de Milan Bianca Castafiore (que les psychanalystes appellent Castrafiore), le jeune Tchang sont quelques uns des compagnons de Tintin.

On revient toujours vers Tintin, d'abord parce que même après la centième lecture on est toujours surpris ou charmé par un petit détail qui avait échappé. On y revient par nostalgie de notre enfance où le monde était à découvrir ; on y revient pour transmettre, religieusement, ce trésor aux générations qui nous suivent (tous les enfants belges, y compris les miens, apprennent à lire avec Tintin).

Mais cela ne suffit encore pas à expliquer l'invraisemblable succès de l'œuvre, qui résiste au temps, et dont il faudrait une bibliothèque entière pour ranger tous les livres écrits à son sujet, sans percer encore le mystère ultime, celui du génie d'un homme penché sur sa planche de travail, avec ses crayons et son papier.

Il y aurait tant de choses à vous dire, parler un peu plus des personnages, parler de la langue, ou des langues utilisées, des accents, des injures, des difficultés de communiquer (mises en évidence avant les recherches des linguistes), du graphisme, du rêve, de la représentation de Bruxelles, des lectures psychanalytiques possibles, des influences (Jules Verne, Stevenson)…

Je m'arrête là, conscient de n'avoir pu qu'effleurer le mythe Tintin, espérant toutefois de vous avoir donné l'envie d'aller voir et d'entrer vous aussi dans la magie de cette œuvre unique.

Tintin, "ket" (petit garçon) de Bruxelles, devenu un des meilleurs Ambassadeurs de la culture francophone de Belgique à l'étranger.

Un petit dessin valant peut-être finalement mieux qu'un grand discours, j'invite les lecteurs, après avoir vu le film, à se replonger dans cet univers exceptionnel des Aventures de Tintin, qui sont aussi les nôtres.

Je suis sûr qu'avec le film de Spielberg, Tintin connaîtra d'autres aventures passionnantes au Vietnam.

DWB/CVN

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