Toutes les grands-mères du monde entier ont, dans un coin de leur mémoire, des contes et légendes pour enchanter leurs petits-enfants. Contes de Perrault ou de Grimm où se côtoient sorcières et fées, fables populaires où génies et héros rivalisent d’exploits, ces histoires bercent notre enfance en dessinant un monde de rêves dont nous émergeons au seuil de l’adolescence. C’est en devenant adulte que l’on décrète que cet univers extraordinaire n’existe que dans nos imaginations, parce que la voiture ce n’est pas tiré par des coursiers volants invisibles mais c’est mû par le principe du moteur à explosion, avec des soupapes, des pistons, des chambres à combustion et toutes sortes de choses pas magiques pour un sou ! Et pourtant…
On reprend sa respiration, et on y retourne ! |
Je suis passé de l’autre côté du miroir il y a vingt ans, et je m’y suis installé il y a dix ans. Et comme je ne connais de l’alcool de riz que l’odeur et que mes neurones n’ont jamais été au contact d’une quelconque substance hallucinogène, soyez certains que tout ce que je relate ici est une vérité aussi intangible que le marteau que vous avez laissé échapper sur vos pieds un jour de maladresse !
Pas bête l’animal
Récit d’une journée banale.
Ce matin, un cochon à moto a croisé ma route. Rien que de très normal dans ce pays extraordinaire. Comme nombre de ses condisciples, l’aimable animal rosé profitait de la fraîcheur relative pour rejoindre le domicile de son propriétaire. Confortablement allongé sur le dos, dans une nacelle fixée sur le porte-bagages, il se faisait du gras en attendant que ça se passe ! À peine un grognement de salutation quand la moto d’une famille de porcelets dans un panier le doublait en zigzaguant parmi les autres véhicules. Et sans doute, un sentiment de respect à la vue du majestueux verrat trônant dans sa charrette tractée par une moto deux fois plus petite que lui pour aller exercer son art de mâle de village en village…
Laissant le porc arriver à bon port, j’ai poursuivi ma route en écoutant les cancans des canards blancs sur les mares. C’est dans l’une d’elles que j’ai vu un buffle faire de la plongée sous-marine. En réalité, j’ai à peine eu le temps de m’écarter devant l’énorme bête qui, chaleur oblige, se précipitait dans l’eau glauque d’un petit étang en bord de route. Tout est allé si vite ! Dans un plongeon éblouissant, le bovidé a disparu sous l’eau…
Je craignais la tentative de suicide, car un buffle c’est fait pour tirer la charrue, pas pour plonger comme un martin-pêcheur. Et peut-être que ce buffle venait de vivre une histoire sentimentale compliquée. Je m’apprêtais à quitter chemise et pantalon pour nager à son secours, quand, après quelques secondes, je vois deux narines émerger, suivies de deux oreilles et d’une paire d’yeux. Comme un trophée sur un mur horizontal, la tête du buffle reposait à la surface de l’eau, me regardant avec suspicion, comme si j’étais un de ces voyeurs des dunes qui épient les formes féminines dénudées ! Poliment je repris mon chemin, tandis que satisfaite, la tête disparaissait à nouveau sous l’eau. Depuis, j’en ai vu tant de buffles sous-marins que je ne les regarde même plus.
Feuilles de thé ou feuilles de bois ? |
Après les animaux, ce sont les arbres qui m’ont prouvé que j’étais vraiment au pays des merveilles ! En effet, un arbre, ça pousse, c’est coupé, c’est scié, c’est débité en planches, mais pas en feuilles. Sauf que là, sur les bas-côtés, ce sont des larges feuilles de bois qui recouvrent le sol, tombées dont ne sais quel immense haricot géant. Il y en a à perte de vue, sagement alignées au soleil, disposées verticalement en régiment, prêtes à défiler ou couchées comme vacanciers sur la plage. De temps à autre, des camions viennent les charger en d’impressionnants mille-feuilles qui cahoteront sur les routes jusqu’à leur destination finale pour devenir planches de contre-plaqué.
Un jour, je vous raconterai comment l’arbre peut devenir feuille. Promis ! Comme je vous dirai, ces arbres qui se promènent dans les rues lors des fêtes du Têt, mais pour l’heure, comme dans ce pays, tout est possible, je ne peux résister au plaisir de vous conter comment le tigre a obtenu ses rayures.
Encore une histoire de buffle !
À en perdre les dents
«Dans les temps très anciens, les hommes menaient les buffles aux champs en les tirant par une corde attachée à leurs cornes. Ce n’était pas toujours facile, et les buffles allaient souvent où ils voulaient.
Un jour, quelqu’un eut l’idée de passer un anneau dans leurs naseaux et d’y nouer la corde. Depuis, les buffles suivaient docilement. Et ainsi, même les enfants pouvaient les garder.
Un jour, après les travaux de labour, un jeune enfant laissa son buffle paître tranquillement à la lisière de la forêt. Survint le tigre qui, en ce temps-là, n’avait pas de rayures sur sa robe jaune.
Le féroce animal s’étonna de l’obéissance du puissant buffle que lui-même craignait. Il lui demanda :
- Buffle, pourquoi obéis-tu à ce frêle humain, toi dont la force égale la mienne ?
Le buffle lui répondit :
- Physiquement, le petit homme est faible, mais son intelligence est plus puissante que nos cornes et nos griffes !
Étonné, le tigre s’adressa alors au garçon :
- Dis-moi, petit homme, où est ton intelligence qui fait peur même au puissant buffle ?
Le petit gardien lui répondit :
- Je n’ai pas apporté mon intelligence avec moi. Je l’ai laissé à la maison.
- Alors, va la chercher, lui suggéra la tigre.
- Mais tu vas profiter de mon absence pour dévorer mon buffle ! Si tu acceptes que je t’attache, j’irai chercher mon intelligence pour te la montrer.
Le tigre hésita, mais, poussé par la curiosité, accepta la proposition. Le garçon demanda au tigre de s’aplatir contre un solide tronc d’arbre, prit une longue corde et l’attacha solidement en faisant plusieurs tours.
Une fois qu’il eut fini, il prit un gros gourdin de bambou et se mit à battre le tigre, en s’exclamant :
- Voici mon intelligence !
- Sous les coups, le tigre se débattit de douleur et de rage. Il se débattit si violemment que sa peau fut brûlée, à force de frotter contre les cordes. Voici pourquoi les tigres ont des rayures noires sur leur robe jaune.
Mais, ce n’est pas fini ! Le buffle, qui assistait à la scène, fut pris d’un fou rire. Il riait en secouant si fortement sa lourde tête qu’il cogna sa mâchoire par terre à s’en casser les dents. Et, c’est ainsi que les buffles n’ont plus de dents à la mâchoire supérieure».
Des cochons à moto, des buffles sous-marins, des arbres transformés en feuilles, des histoires à en perdre les dents…, ce sont seulement quelques-unes des merveilles de ce pays.
À la semaine prochaine pour d’autres prodiges du Vietnam, le pays où tout est possible !
Gérard BONNAFONT/CVN