Spiritueux : les Nùng An n’y vont pas avec le dos de la cuillère

Au Vietnam, boire de l’alcool n’est pas qu’une simple coutume, c’est une culture à part entière. Au pays des 54 ethnies, cette tradition se décline à l’infini, ou presque. Nous avons suivi les Nùng An qui peuplent la province montagneuse de Cao Bang, à l’extrême Nord du pays.

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Depuis les temps anciens, les Vietnamiens ont l’habitude d’arroser leur repas d’alcool de riz (ou ruou en vietnamien), seuls ou à plusieurs. Il suffit pour eux - les hommes surtout - d’ingurgiter quelques petites tasses pour avoir plus d’appétit et d’enthousiasme. Depuis toujours, cette eau-de-vie, souvent distillée à l’artisanale, fait immanquablement partie du menu d’un festin au sein de la famille ou celui d’un banquet fêtant un événement important de la communauté. Une coutume ancestrale qui se perpétue dans l’ensemble du pays.

«C’est la cuillère d’alcool qui entame la conversation», dit un adage des Nùng An

Néanmoins, la manière de boire se différencie d’une région à l’autre, voire d’une ethnie à l’autre. Si les gens de la plaine ont coutume d’utiliser un verre ou un gobelet, ceux des montagnes leur préfèrent un bol en faïence ou une coupe en argent. Les Muong (ethnie minoritaire du Nord) et certaines autres minorités ethniques des hauts plateaux du Centre ont mis au point un autre concept pour s’enivrer : une jarre de ruou cân (alcool de riz fermenté) qu’ils sirotent à l’aide de chalumeaux. Mais la plus originale doit être celle des Nùng An, qui peuplent la haute région de Cao Bang. La tradition veut qu’ils boivent autour d’un bol rempli d’alcool, avec une cuillère.

Une cuillère d’alcool, et la fête est plus folle

«Comme le dit un de nos adages : +C’est la cuillère d’alcool qui entame la conversation+. Chez nous, offrir une cuillère d’alcool au visiteur est la façon d’exprimer l’hospitalité», confie Hoàng Van Phuc, du village de Trach Dông, commune de Phuc Sen, district de Quang Yên, province de Cao Bang. Et d’insister que cette coutume quelque peu déroutante n’existe qu’au sein de cette communauté montagnarde.

Les festivités villageoises et autres événements importants de la famille comme mariage, pendaison de crémaillère, célébration de la longévité d’un vieillard ou de la naissance d’un nouveau-né sont l’occasion pour les Nùng An de préparer un repas copieux à l’intention des invités. Par terre, en lieu et place de la table, une natte en jonc sur laquelle les convives s’assoient autour d’un plateau circulaire en bois laqué rouge garni de plats. Ici, point de verres ni de bouteilles, mais un grand bol évasé au centre du plateau avec dedans, quelques cuillères à soupe. Le maître des lieux verse le breuvage dans le bol et remet à chacun des convives une cuillère. Après la cuillère d’alcool rituelle pour lancer les hostilités, chacun peut boire à satiété, toujours armé de son outil.

Les Nùng An dans la vie quotidienne

Vous voulez trinquer avec quelqu’un qui vous est cher ? Rien de plus simple : approchez-vous de lui avec une cuillère rase d’alcool en main, et donnez-lui à boire. De son côté, l’invité fait la même chose. Un geste sentimental très apprécié chez les Nùng An, qui montre la volonté de resserrer les liens d’amitié unissant la communauté.

Pour ne pas finir trop soûl

Mais pourquoi cette tradition sans pareille chez les Nùng An ? Selon les intéressés, les raisons sont multiples. Nông Van Sui, du village de Phja Chang Trên, jette l’opprobre sur les conditions de vie difficile : «Autrefois, les Nùng An étaient tous pauvres. Lors des fêtes villageoises, n’ayant pas suffisamment d’alcool pour tout le monde, on acceptait d’utiliser chacun une cuillère pour partager ensemble un bol d’alcool». L’explication de Nông Minh Nhât, du village de Phja Chang Duoi, est plus simple : «On n’avait pas de verres, on devait donc boire avec une cuillère !»

Hoàng Van Phuc, lui, argumente tel un philosophe : «Quand on boit de la sorte, on ne se soûle pas trop et pas trop rapidement. Cela nous laisse plus de temps pour deviser longuement ensemble».

Chez les Nùng An, l’alcool de riz peut être transformé en une boisson qu’on appelle ruou ba (littéralement triple alcool). C’est en effet un mélange préparé à partir de viande, d’alcool et de sel, qu’on cuit sur le feu. Cette boisson est bue chaude et à la cuillère bien sûr.

La tradition des Nùng An veut que sur l’autel de chaque famille, apparaissent bien en évidence les cuillères d’alcool. Lors de la cérémonie de culte aux ancêtres, on dispose sur l’autel trois cuillères d’alcool (au lieu de trois petits gobelets d’eau chez les Kinh, ethnie majoritaire du Vietnam). Le chef de famille doit prier à trois reprises devant l’autel au cours des réjouissances, en versant à chaque fois de l’alcool dans ces cuillères. Ce rituel cérémonial permet d’inviter les ancêtres à rejoindre le foyer et à boire avec la descendance le temps d’une journée. La cérémonie de culte aux divinités oblige la présence de 16 cuillères sur l’autel, avec des procédés plus compliqués. Car, «les divinités sont omniprésentes. Elles nous surveillent de près, afin de nous protéger», explique un vieillard.

Cette coutume de boire du ruou à la cuillère constitue un trait culturel original de l’ethnie Nùng An. Dans une certaine mesure, ce bol d’alcool placé au milieu des plats avec des cuillères à l’intérieur - que ce soit pour un repas de famille ou un festin de village - symbolise le caractère communautaire, l’esprit de conciliation et de solidarité de cette communauté montagnarde du Nord.


Nghia Dàn/CVN

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