Repas de famille

S’il existe un moment important dans la vie familiale, c’est bien celui du repas, quand toute la famille se trouve réunie autour de la table. Temps de partage où la proximité conviviale renforce les liens du sang...

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Le repas familial, une tradition à respecter.

Mais si vous pensiez que le repas familial au Vietnam est un long fleuve tranquille, permettez-moi de vous détromper!

"Anh oi, xuông an đi!" (Descends manger!). Cette injonction conjugale récurrente me parvient chaque jour à l’heure du repas, et comporte plusieurs informations que je m’empresse de vous dévoiler.

La première, elle est d’importance, c’est que dans une maison vietnamienne, la cuisine se trouve toujours au rez-de-chaussée, par conséquent ouverte à toutes les intrusions possibles…

La seconde, c’est que l’impératif de la formule ne tolère aucun délai à l’exécution de l’ordre…

La troisième, c’est que si je ne respecte pas la seconde, la machine familiale se met en marche d’une façon inexorable, selon le fruit d’une expérience millénaire!

Solitude inspirée

Imaginons que vous soyez ancré devant votre ordinateur pour écrire cette satanée tranche de vie que vous devez livrer dans les délais à votre journaliste préférée mais intransigeante. Imaginons que votre inspiration se soit brusquement éveillée dans cette période d’hypoglycémie préprandiale propice à l’apéro plutôt qu’aux mots. Imaginons enfin que vous profitiez de cet état de grâce pour taper fébrilement sur votre clavier, afin de noircir cette page désespérément vide…

Alors que vous atteignez des sommets dignes du Pulitzer, voire du Nobel, votre envolée scripturale est brutalement interrompue par un ordre qui ne souffre aucune contestation. Maudissant Bacchus qui vous éloigne de Calliope, vous tentez de tergiverser en faisant la sourde oreille. Piètre esquive qui ne trompe pas la maîtresse de maison, laquelle use alors d’un stratagème déloyal…

Une petite ombre se profile derrière la vitre dépolie de la porte de mon bureau. Une menotte frappe contre cette vitre, signal auquel je suis contraint de répondre par un "Vào đi" (Entre) bredouillé. Ma fille est là, me tirant par la manche: "Bô xuông an đi!" (Papa, viens manger!).

Comment résister à cette imploration filiale? Ne pas rejoindre la famille réunie pour le repas, c’est la faire patienter devant des mets appétissants que les estomacs affamés la poussent à engloutir, mais que le respect des us et coutumes la contraint à ne dévorer que du regard.

Ne pouvant assumer cette culpabilité, je me livre mains liées et rejoins les miens pour ce grand moment de vie familiale.

Trop, c’est trop

Selon la saison, je rejoins la table ou la natte! Petite explication…

En hiver, dans nos contrées du Nord, il fait froid, voire même très froid dans les maisons. D’où le réflexe classique en pareil cas: se regrouper autour des bouches de chaleur. Et, s’il existe bien un endroit chaud et chaleureux, c’est la cuisine où les plats qui mijotent, le cuiseur à riz qui bouillonne, et parfois le four qui grésille, conjuguent leurs vapeurs pour réchauffer l’atmosphère. On s’installe alors, serrés l’un contre l’autre, autour de la table.

En été, au contraire, il fait chaud, voire très chaud chez nous! Il est donc naturel de rechercher les endroits frais pour se remplir l’estomac. Or, quoi de plus frais que le carrelage de la salle à vivre, sous le grand ventilateur du plafond dont les pales aspirent l’air chaud et chassent les moustiques. On étale alors une natte sur le sol, sur laquelle chacun s’assied pour partager le repas.

Mais, natte ou table, le rituel est immuable. À peine suis-je assis que je suis le premier servi. Et, bien servi!

Dans le même temps, je tombe dans un piège dont il est impossible de me dépêtrer. Soit je fais la grimace dès les premières bouchées, et alors on s’empresse de connaître la raison de ce dégoût affiché pour me préparer un autre plat encore plus copieux. Soit je finasse et picore dans l’assiette, on s’inquiète alors de ma santé sans doute précaire et j’ai droit, outre une sollicitude de bon aloi, à quelques aliments plus roboratifs que l’on m’incite fortement à ingurgiter. Soit je vide mon bát (bol) en quatre coups de baguettes à riz, et j’ai droit à un remplissage en règle du récipient qui ne saurait rester en l’état puisque le mien d’état laisse augurer d’une belle vitalité. Quoi que j’éprouve, je suis là pour manger, donc, je dois manger!

Encore plus

L’exercice pour moi est d’autant plus périlleux que je suis l’objet d’une prévenance familiale à la vietnamienne. C’est-à-dire que ma famille ne se résume pas à ma seule épouse et à ma fille…

Ici, la famille, c’est tout ce qui vit sous le même toit! Et, à l’heure où je vous écris, vivent sous mon toit, outre les personnes ci-dessus évoquées, la sœur de mon épouse qui fait ses études à Hanoï, le frère de celle-ci qui a fini ses études secondaires et rentre à l’université, un autre frère des précédents qui vient de trouver du travail à Hanoï, la petite sœur de tout ce monde qui a terminé l’année scolaire, la meilleure amie de ma femme dont le mari vient de partir travailler à l’étranger, son bébé nouveau-né, la sœur aînée de celle-ci et tante de ce dernier qui vient passer quelques semaines par ici…

La liste est pour le moment exhaustive, mais ne présume pas de qui peut venir s’installer dans les jours prochains. Ce n’est pas une famille avec qui je partage mes repas: c’est une tribu. Et, une tribu, ça papote, ça rit, ça remplit les bát du voisin, ça s’occupe du chef de tribu…

Mais, le summum est atteint quand, à l’heure de déguster les juteux pamplemousses ou les délicieux ananas, rapportés d’une lointaine escapade dans les montagnes, la tribu du voisin, alertée par un sixième sens, pousse la grille de la cour pour s’inviter aux agapes familiales. Ce n’est plus une tribu, c’est une ruche qui babille, pouffe, sirote, mâchonne et rote de satisfaction, avant de s’allonger en désordre sur des nattes en bambou pour une sieste réparatrice.

C’est l’heure pour moi d’enjamber ma famille et de retourner à mon clavier, jusqu’au prochain "Anh oi, xuông an đi!"


GERARD BONNAFONT/CVN

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