Principes de précaution

Il existe un proverbe français qui dit : «À Rome, soyons comme les Romains !». Son équivalent vietnamien pourrait être : «Ở bầu thì tròn, ở ống thì dài !» (Dans une gourde, on est rond, dans un tube, on est long !).

>>Échappée belle !

>>Marche impossible

>>Histoire de dire…

>>Ça va être leur fête !

La route est à nous.
Photo : Gérard Bonnafont/CVN

Pas toujours si facile d’apprendre à se transformer en Romain rond ou en Romain long, selon les circonstances ! Notamment quand on est une petite fille, née au Vietnam, élevée selon les principes de la culture vietnamienne, et qui n’a jamais quitté son pays.

Je me souviens de ce jour où j’avais décidé de faire découvrir à ma fille les plaisirs de tirer sur les poils du chien et du chat de ses bên nội (grands-parents paternels) à la place du bonheur de courir derrière les poules et les canards de ses bên ngoại (grands-parents maternels). Et si nonobstant la capacité d’adaptation d’un enfant et ses facultés psycho motrices, l’exercice nécessitait un minimum de préparation.

Se serrer la ceinture !

Donc, il me fallait passer par l’étape «sensibilisation au mode de vie occidental», en l’initiant aux principaux commandements de la vie d’une fillette vietnamienne en déplacement au pays de la Tour Eiffel. Dans la voiture attachée tu seras ! À l’énoncé de ce principe de sécurité élémentaire, les yeux de ma fille s’agrandirent de surprise et de crainte. Car depuis toujours, la voiture était pour elle un terrain de jeu amusant.

Quand on va au quê (village natal) des grands-parents maternels, avec papa, maman et tante, quel plaisir de pouvoir passer des bras de l’un à l’autre, d’escalader le dossier du siège avant pour profiter de la vue panoramique, en regardant le monsieur qui conduit et qui touche plein de boutons et de leviers, puis de revenir derrière pour se blottir bien au chaud, près du cœur de maman pour s’endormir, bercée par le tangage.

Dans les pays européens, l'enfant est bien attaché dans la voiture.
Photo : CTV/CVN

Elle a bien vu que de temps en temps, les grandes personnes qui sont devant s’attachent avec une drôle de bretelle-ceinture, mais elle ne peut pas s’imaginer que là-bas, loin à l’ouest du fleuve Rouge, on attache les petits, comme s’ils avaient fait quelque chose de mal. Et puis, ne pas pouvoir jouer avec papa et maman, ne pas pouvoir se blottir contre l’un ou l’autre, ce n’est pas drôle du tout.

«Je veux pas aller en voiture, je veux aller en moto !» Pauvre enfant ! Comment lui dire que là-bas, un petit enfant ne peut pas monter sur une moto. Que le nombre maximum supporté par les deux-roues, c’est deux, et pas quatre ou cinq, plus les bagages, comme ici. Lâchement, je changeais de sujet.

Jamais seul !

À table, pour manger tu resteras ! À l’énoncé de ce principe de culture alimentaire, la bouche de ma fille s’ouvrit de stupéfaction et d’angoisse. Comme tous les enfants de son âge, elle a l’habitude que sa maman lui coure après, bol de soupe ou de riz dans une main, cuillère dans l’autre. Ou dans le meilleur des cas, à table, elle passe de genoux à l’autre au gré de sa fantaisie, pour picorer de-ci de-là.

Bon, c’est vrai que maintenant qu’elle grandit, on lui demande de rester plus souvent à sa place, mais elle a du mal à croire qu’on puisse être obligée de rester assise pendant tout le long repas des adultes alors qu’il y a tant de choses plus intéressantes à faire ailleurs. En plus, l’alibi avancé par les adultes pour faire rester l’enfant à table, c’est que s’il ne reste pas tranquille, il a des problèmes de digestion et peut avoir mal à l’estomac. De quoi en avoir l’appétit coupé, vite changer de menu.

Dehors, toujours accompagnée tu seras ! À l’énoncé de ce principe de circulation sécuritaire, le visage de ma fille devint livide d’ébahissement et d’inquiétude. Depuis son plus jeune âge, elle avait pris l’habitude de jouer dehors avec les autres enfants, sous l’œil attentif des mamans qui bavardent ensemble, et en grandissant, elle et ses compagnons de jeu ont conquis progressivement le trottoir qui borde leurs maisons, pour en faire leur terrain de jeu, courant, sautant, se chicanant au milieu des passants.

Au Vietnam, des enfants peuvent se rendre à l’école par petits groupes sans être accompagnés d’adultes.
Photo : CTV/CVN

Alors, comment accepter qu’au pays de son papa, les enfants sur les trottoirs sont fermement maintenus par les adultes, et que dehors, on ne peut pas jouer ailleurs que dans des squares ou des parcs à jeux à condition de ne pas marcher sur les pelouses. Tout cela, par précaution, pour éviter les accidents.

Face au désespoir naissant de ma fille, je constatais que j’étais en train de lui présenter mon pays de naissance à travers toute une série d’interdits. Aussitôt je cherchais à la rassurer. On ne prendra pas la voiture, on se déplacera en train et tu pourras courir dans les couloirs ! À table, tu auras le droit de manger sur les genoux de ta grand-mère et de tirer les moustaches de ton grand-père, et ta maman pourra exécuter avec toi votre ballet quotidien !

Et nous irons nous installer à la campagne, dans la grande maison où papa est né. Tu pourras jouer toute seule avec les autres enfants du village, parce que là-bas, c’est comme au Vietnam : on vit ensemble, et pas chacun chez soi. Et il y a aussi des poules et des canards pour courir derrière, même s’ils ne comprennent pas le vietnamien.

On pourrait disserter à l’envi sur les mérites comparés des modes de vie d’un pays à l’autre. Ce que je sais, c’est qu’au Vietnam, si parfois le principe de précaution est ignoré, la communauté familiale et la solidarité sociale sont la meilleure protection de l’individu, et que je ne me lasse pas d’y voir des enfants heureux qui enchantent les rues de leurs rires. Et j’espère que cela durera encore très longtemps.


Gérard Bonnafont/CVN

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