Vite, vite, il faut passer... |
Le Vietnamien ne sait pas attendre, c’est là son moindre défaut. D’autant plus étonnant que je suis toujours admiratif devant la patience dont il est capable dans la vie quotidienne.
Ainsi en est-il des femmes penchées sur les pelouses des grandes avenues qui, brin d’herbe après brin d’herbe, éclaircissent, sarclent, pour créer un splendide tapis vert. Ou encore de cet artisan qui, accroupi sur ses talons, reproduit à la main des centaines d’estampes sur papier de riz, couleur après couleur. Ou même de ces enfants qui suivent les buffles à l’allure nonchalante le long des fleuves, en regardant voler les papillons ou en jouant avec les grillons au bord de l’eau. Ou de ces marchandes installées sous le soleil et qui attendent des heures durant qu’un client vienne leur acheter des fruits.
Je pourrai multiplier les exemples à l’envie… mais je ne veux pas abuser de votre patience, quand l’impatience peut s’illustrer par tant d’autres comportements qui continuent à me laisser bouche bée, malgré les années.
Tous ensembles
La motocyclette constitue le premier moyen de déplacement du Vietnamien, nul ne peut en disconvenir. L’intérêt de ce type de véhicule est qu’il permet de se faufiler partout et qu’il représente l’élément indispensable pour exécuter la méthode de l’entonnoir qui, si elle ne figure dans aucun précis du Code de la route, constitue la base de la circulation routière en ville. L’entonnoir, comme chacun le sait, est un instrument pratique quand il s’agit de verser un contenu dans un contenant disposant d’une petite ouverture. Cuisiniers, gaveurs d’oies, mécaniciens en connaissent bien l’usage.
... mais parfois, il faut bien attendre! |
Le principe reste le même: on déverse à pleins goulots ou larges cuillérées (selon la consistance du contenu) dans une large cuvette qui va en s’étrécissant, pour finir par un tube mince dans lequel s’engouffre le contenu. Mis en œuvre dans la circulation urbaine, cela revient à voir, en cas de ralentissement, une multitude de motocyclettes s’engouffrer entre les voitures, quitte à se serrer les unes contre les autres au risque de provoquer un engorgement ou de se faire écrabouiller entre deux rangées de voitures, comme une vulgaire tranche de jambon entre deux tranches de pain. J’ai souvent expliqué à mes sympathiques concitoyens que si chacun attendait son tour pour passer, la circulation serait plus fluide, plus sécurisée, et finalement on sortirait plus vite de ces embouteillages.
Peine perdue! Un Vietnamien en moto n’attend pas, pas même aux feux rouges. Comme si s’arrêter consistait à s’avouer vaincu. Vaincu en quoi? Ou comme si s’arrêter était une perte de temps… À tel point que cette impatience transforme les trottoirs en route secondaire: si on n’arrive pas à franchir l’obstacle sur la chaussée, qu’importe, on s’approprie l’espace réservé aux piétons pour parcourir la centaine de mètres qui permettra de passer outre cet obstacle. Un camion manœuvre? Un bus fait demi-tour? Une pelleteuse s’active sur la route? Aucune importance, on frôle les calandres menaçantes, on passe sous les dents métalliques, on risque cent fois l’accident… mais on passe.
Poussez-vous
Cette incapacité à attendre quelques secondes, je la retrouve à la sortie d’un ascenseur ou d’un immeuble. Là d’où je viens, on m’a appris à laisser passer ceux qui sortent avant de prendre leur place. Un principe qui, outre la plus élémentaire des politesses, repose sur une logique physique de base: pour remplir un espace plein, il faut attendre que celui se vide, sinon on risque le débordement ou l’asphyxie. Mais manifestement, les principes de la physique ne semblent pas universels. Combien de fois, au début de ma vie dans mon pays d’adoption, me suis-je trouvé refoulé au fond d’un ascenseur alors que je voulais en sortir? Je ne compte plus les innombrables allers et retours verticaux que j’ai dû faire avant de pouvoir atteindre le palier de l’étage que j’avais programmé plusieurs minutes auparavant.
Une multitude de motocyclettes s’engouffre entre les voitures,
quitte à se serrer les unes contre les autres au risque de provoquer
un engorgement ou de se faire écrabouiller entre deux rangées
de voitures, comme une vulgaire tranche de jambon
entre deux tranches de pain
Maintenant, j’ai compris: lorsque les portes s’ouvrent, je fonce, sans me préoccuper des ventres, mous ou durs, des épaules, carrées ou avachies, des nez, droits ou cassés… Ne voyez pas dans cette attitude une quelconque vindicte à l’égard des postulants à s’envoyer en l’air. Je ne fais qu’imiter mes congénères de cabine, tout aussi impatients d’en sortir qu’ils l’ont été d’y entrer. Dans tout cela, ce qui m’étonne toujours, c’est que dans cette joyeuse bousculade, jamais aucune remarque, jamais aucune réaction agressive ne survient comme s’il était naturel de se piétiner en cette occasion.
Jouer l’incruste
Une autre victime de cette impatience est la file d’attente. Un exemple parmi d’autres: le guichet de la gare de Hanoï, où je dois prendre mes billets de train pour changer d’horizon. Alors que je formule ma demande, posément et poliment, au préposé, combien de fois ai-je vu s’interposer une personne qui exige le même service, avant même que je ne sois servi? Au début, par timidité peut-être, je laissais faire, attendant patiemment de me trouver enfin seul devant le guichet et d’avoir l’exclusivité du préposé. Ce qui a failli me faire louper mon train plusieurs fois, malgré la confortable avance que j’avais prise.
Maintenant, familiarisé avec les mœurs locaux, j’élargi au maximum les épaules pour faire obstacle à la moindre tentative d’incrustation entre moi et mon vendeur de billets, quitte même parfois à mettre mon dos devant le nez de l’importun qui tente de forcer le passage. Et je prends le temps de mener au bout ma transaction, histoire de faire patienter l’impatient! Tout ceci en toute cordialité apparente entre les différents partenaires de cette scène de vie…
Le pire dans tout cela, c’est que tous ces impatients sont les mêmes qui, lorsque je demande quelque chose, me disent "chờ một chút" (attendez un peu), histoire de me faire patienter. Il y a de quoi bouillir, non?
Texte et photos: Gérard BONNAFONT/CVN