Pente perfide

Avoir la dalle en pente. Cette expression triviale, qui fait allusion aux capacités d’ingurgitation d’un individu, prend au Vietnam une toute autre réalité. Réalité dont parfois je me demande si elle n’existe pas uniquement pour tourmenter le malhabile Occidental que je suis.

Chaque pays, chaque culture intègre dans son univers quotidien des objets qui ont une utilité bien précise, le plus souvent destinés à améliorer le confort de chacun ou en réponse pratique à une situation récurrente. La semaine dernière, j’avais ainsi évoqué la citerne à eau qui trône sur les toits des maisons. Cette fois-ci, c’est de la rampe à moto dont il s’agit.

En bois, en fer ou en béton, la rampe à moto est un incontournable du Vietnam.

Quand le Vietnamien roulait à vélo, l’usage était de rentrer celui-ci dans la maison, pour qu’il y passe la nuit en toute sécurité. Il suffisait alors de mettre le bicycle sur son épaule pour lui faire gravir les degrés qui séparent la rue du rez-de-chaussée de la maison qui, au Vietnam, n’est jamais au ras de la chaussée, pluies diluviennes obligent.

Lorsque les motos ont remplacé les vélos, l’exercice devint plus périlleux, voire impossible ! En outre, sauf à posséder une moto de trial, qui n’existait pas alors, il fallait une certaine maîtrise du cross et de l’acrobatie pour faire escalader les marches qui font office de perron devant les portes d’entrée des maisons. On a donc très vite inventé la rampe à moto, plan incliné en béton, d’une largeur de 30 cm, qui permet de pousser la moto à la main, vers l’intérieur de la maison. Et si par oubli, nonchalance ou erreur, la maison ne possède pas de rampe à demeure, alors on utilise une rampe amovible en fer, ou plus prosaïquement, une solide planche de bois, qui ploie, mais ne rompt pas. Facile, me direz-vous ! Voire !

Faut que ça monte

La première fois que je suis confronté à cette situation, ma monture motorisée est un respectable scooter, à petites roues, à la force d’inertie surprenante. Ne disposant pas de rampe permanente, j’utilise une planche pour faire rentrer le ventru dans ma salle à manger.

Oui, je sais, cela peut paraître incongru de se servir de sa salle à manger comme garage à moto. Sauf que, au Vietnam, les maisons sont construites en hauteur, et que la pièce du rez-de-chaussée est souvent accolée à une cuisine. Donc, soit on monte les plats les uns après les autres au premier étage, avec tous les risques que cela comporte pour les soupes, plats en sauces et autres récipients emplis de liquides, soit on choisit d’établir la salle à manger à côté de la cuisine, ce qui réduit les risques d’épandage alimentaire et diminue les crampes aux mollets.

Pour ce qui est de la moto, le principe est le même : soit on accepte de monter chaque soir une moto de 80 à 100 kg par l’escalier, soit on est raisonnable et on considère que finalement une moto à 3 m de la table, ce n’est pas si mal que ça. Et comme j’ai la prétention d’être un tant soit peu raisonnable, il y a longtemps que j’ai admis la seconde solution.

Pour en revenir à mon initiation, ce fameux soir, je pose la roue avant sur la planche et commence à pousser pour faire gravir la pente à mon engin. Ce faisant, je me confronte au théorème de mécanique élémentaire suivant : «La puissance P qui retient un poids, en équilibre sur un plan incliné, est à ce poids, comme le sinus de l’angle d’inclinaison du plan, au sinus de complément de l’inclinaison de la direction de la puissance P sur le plan incliné».

Dit autrement pour les hermétiques à la physique : ma planche est trop inclinée, ma moto est trop lourde pour l’élan que je lui donne, et arrivé à mi-chemin, ma force physique s’arc-boute en vain pour vaincre la force d’inertie du scooter, qui victorieux me repousse en arrière, et manque de me faire tomber aux pieds de mon épouse qui arrive sur ces entrefaites.

Me voyant rouge de rage et de confusion, elle se propose aimablement à faire rendre gorge au récalcitrant. Sans fausse pudeur, je lui cède le guidon pour voir comment une fille du pays peut se sortir d’affaire. Sans vergogne, elle enfourche le scooter, le met en marche et, en une accélération et deux tours de roue, le gare à proximité des nems fumants qui attendent sur la table. Et sans même un geste de triomphe à mon égard, ce qui rend encore plus pénible ma défaite.

Faut que ça s’arrête

Qu’importe ! Le lendemain, je décide d’opter pour la même technique et, fier de moi, je positionne la roue avant sur la planche, envoie les gaz. Et en deux secondes, je me retrouve nez à nez avec l’évier, obligé de freiner en urgence, dérapant sur le carrelage, à deux doigts d’atterrir dans la poubelle, avec en prime la jambe coincée sous le scooter. Il semblerait que dans mon enthousiasme de néophyte, j’ai accéléré de façon trop inconsidérée !

Aujourd’hui, j’ai abandonné le scooter pour une moto plus légère, mais un peu plus longue. Monter les quatre marches du perron ne me pose plus de problèmes. Par contre, si je n’ai plus de difficultés avec la puissance, j’en ai avec la distance. Entendez, la distance entre ma maison et celle du voisin qui est en face ! En effet, selon la règle vietnamienne de la solidarité et de la proximité, sa porte d’entrée est à moins d’une longueur de moto de la mienne. Oui, vous avez bien lu : ma ruelle est moins large qu’une moto.

Quand je rentre, et que la maison du voisin est encore ouverte, c’est assez facile. Il suffit que j’ouvre sa porte, que je glisse l’arrière de ma moto dans sa salle à manger (qui elle est au ras de la chaussée), que je lui envoie quelques miasmes de gaz d’échappement. Et hop ! En un tour de roue, ma moto est à sa place vers le réfrigérateur.

Et si j’arrive quand sa maison est fermée ? C’est tout aussi simple : il ne ferme jamais sa maison avant que je n’ai rentré ma moto. Comme quoi, pour réussir ce genre d’exploit, il ne faut pas avoir la dalle en pente.

Gérard BONNAFONT/CVN

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