«Maman, je voudrais avoir un mari !»

Lê Quy Dôn (1726-1784) est le plus grand esprit encyclopédique de l’ancien Vietnam. Huu Ngoc présente dans ce numéro l’une de ses œuvres célèbres Me oi con muôn lây chông (Maman, je voudrais avoir un mari).

Parmi les œuvres célèbres de Lê Quy Dôn, figurent Vân Dài loai ngu (Textes divers écrits en dépouillant ma bibliothèque), Kiên van tiêu luc (Recueil d’expériences vécues), Dai Viêt thông su (Histoire générale du pays Grand Viêt). Le texte Me oi con muôn lây chông (Maman, je voudrais avoir un mari), par son humour et son accent érotique, devait détonner dans une ambiance sociale fortement confucianisme. On l’attribue pourtant au respectable érudit Lê Quy Dôn.

Toute fille vietnamienne souhaite trouver un bon mari pour bâtir un foyer heureux.

Un désir effréné

Maman, je te le dis entre nous ; je ne sais pourquoi, le désir, un désir effréné me saisit.

Assurément, prendre mari est le vœu normal de toute jeune fille. Mais le désirer de cette façon et dire à sa mère : Le désir me prend, le désir me brûle.

Comment ça te démange déjà, toi à peine pubère ?

En ces termes, elle s’en est ouverte à sa maman :

Depuis toujours, l’union du principe femelle et du principe mâle régit l’univers, fonder un foyer est le lot commun des mortels.

Mettant le pied dans cette vie éphémère, combien de gens gardent-ils leur virginité à vie ?

Que de fois toute seule, je pense à ma destinée.

Maman, peux-tu communier avec mes sentiments les plus intimes ?

À mon âge, je suis encore seule, toujours seule. Si, par malheur, l’occasion je la manque, maman, que deviendrais-je ?

Je pense, le printemps verdoyant passe vite, l’homme est comme une pousse de bambou qui vieillit vite, le mariage doit se faire à temps, unissant un beau couple de phénix, dans l’éclat de bonheur.

J’ai peur que les fils rouges de l’hyménée ne soient point noués et que je flotte comme une barque aux planches déclouées.

Le printemps s’en va sans retour, la barque chavire au milieu des pluies et des éclairs, les abricotiers dépouillés étalent leur tristesse.

Un compagnon dans la vie

Maman, le sais-tu ; de vouloir me marier, j’en suis tout hébétée ?

Vois-tu ces gens au rouge décoloré et au fard terni, blasés des joies printanières après une vie roulant dans le vent et la poussière ? Moi, avec mon visage fleuri et mes sourcils en feuilles de saule, ma beauté resplendit comme la lune dans toute sa plénitude. À qui la faute si le destin ne me sourit pas, et si le pont des Corbeaux n’a pas livré passage à la Tisserande ?(1) Comme le dragon qui se tourmente de ne pouvoir rejoindre les nuages, le poisson assoiffé d’eau, je n’ai aucune envie de me servir du peigne et du miroir. Par les nuits claires, je rêve au compagnon qui partagerait avec moi la fraîcheur nocturne ; les cinq vieilles durant, je me tourne et me retourne sous mes édredons. Seule avec mon ombre, je ne sais que me plaindre avec elle. O maman ! Je voudrais faire descendre ici le Ciel, pour lui demander si pour mériter tout cela, j’ai vraiment commis des fautes dans une existence antérieure ?

Vois-tu ces jeunes filles fraîches comme des feuilles de saule fragiles et des fleurs de pêcher à peines écloses, cachant pudiquement leur désir comme la lune dissimulée sous les nuages ? Moi, qui ne cède en rien aux beautés nationales et aux parfums célestes, j’ai dépassé mon seizième printemps.

À qui la faute si le vent printanier n’a pu frayer son chemin, et la guitare de Tuong Nhu n’a pas encore chanté son air du Phénix (2) ? J’attends en vain les papillons et les abeilles messagers d’amour, et je dédaigne le fard et la parure. Que les jours passent vite dans l’attente de l’union des phénix ! La nuit ; je me tourmente sur l’oreiller où on a bordé un couple de colombes. L’automne plein de tristesse me jette dans un trouble infini. O maman ! Je voudrais prendre un fil de soie rouge pour que le Dieu des Hyménées le noue en ma faveur.

Joies de l’amour

Regarde encore : au firmament, des oiseaux volent, joignant leurs ailes, sur la terre des plantes s’élancent, leurs branches entrelacées. Tous ces êtres connaissent les joies de l’amour. Moi, saule fragile et éphémère, je suis cloîtrée avec ma chevelure toute verdoyante dans une chambre déserte. Où sont ceux qui courent après les couleurs vermeilles du printemps ? (3) On ne saurait se fier à ces gens qui tissent les fils du malheur. Sais-tu maman ? Quand on a un mari qu’on rentre, qu’on parte, on est choyé, dorloté. Mais personne ne se soucie de la femme seule, qu’elle parte tôt ou rentre tard.

Regarde encore : au village du Nord, on va cherche la mariée, au hameau du Sud, on conduit la jeune fille chez son époux, à l’Est comme à l’Ouest, les gens se réjouissent. Et moi, belle et talentueuse, je dois laisser se ternir mes joues roses dans un noir destin. Où sont donc ceux qui me comprennent et me connaissent, à qui pourrais-je confier mon cœur ? On peut s’asseoir sous une fenêtre sculptée de dragons, coucher au milieu des couvertures et des oreillers bordés de phénix, tout cela n’est rien sans un mari, n’est-ce pas, maman ?

Hélas ! Que la chambre parfumée est glaciale : habits sur habits ne peuvent remplacer le contact des épidermes. À vouloir trop choisir, on vieillit et n’a plus d’issue, la brume trop épaisse se transformera en pluie, et l’on devient comme un corbeau esseulé sous la pâle clarté de la lune.

Si le sort m’est favorable, l’abricotier unira ses branches au bambou, le luth harmonisera ses accords avec ceux de la lyre. Je serai sauvée de ces amours près des buissons, des faux pas, je n’aurai pas à traîner la vie d’une lentille ballottée par les flots.

En remontant aux sources, on doit se plaindre seulement de son sort, mais, maman, comprends-tu entièrement le fond de mon cœur ?

                                                                                                                Huu Ngoc/CVN

(1). Selon la mythologie chinoise, les deux amants Nguu Lang et Chuc Nu étaient condamnés à vivre comme deux étoiles séparés par le fleuve d’Argent (Voie lactée). Ils ne pouvaient se rencontrer qu’une fois l’an, le 7e jour du 7e mois lunaire. Chuc Nu traversait le cours d’eau séleste grâce à un pont jeté par des corbeaux.

(2) Tu Ma Tuong Nhu (poète de la dynastie des Han) a séduit la belle Trac Van Quân grâce à son air musical du Phénix.

(3) Les séducteurs.

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