L'Occident vu par deux lettrés confucéens : 1863 et 1936

Le hasard m'a fait tomber sur un article de Phan Khôi publié en 1936 par l'hebdo Sông Huong (Rivière des Parfums), au temps de la colonisation française. Soixante-dix ans ont passé, il est intéressant de lire son commentaire d'un poème de Pham Phu Thu écrit en 1863, commentaire titré : "La culture occidentale aux yeux d'un Vietnamien d'il y a 70 ans".

Deux opinions, deux hommes, deux époques. Tous deux reçus aux concours de lettrés confucéens, Pham Phu Thu haut mandarin fidèle à l'enseignement de Confucius, Phan Khôi publiciste violent critique de la doctrine du Magister.

Pham Phu Thu (1820-1882) appartient à la génération d'hommes politiques confrontés à la modernisation, c'est-à-dire à l'occidentalisation du pays, ayant à faire face aux coups de boutoir de l'expansion coloniale française dans la seconde moitié du XIXe siècle. Docteur ès humanités et ministre, il fit partie comme vice-ambassadeur d'une mission chargée de négocier en 1863 à Paris le rachat des trois provinces de Cochinchine occupées par les Français. L'ambassade dirigée par Phan Thanh Gian avec une suite de 65 conseillers dignitaires, revint les mains vides après avoir été reçue courtoisement aux Tuileries par Napoléon III. Au cours de son voyage, Pham Phu Thu a composé un poème relevant la différence entre les cultures occidentale et orientale en se basant sur le comportement individuel et social des Français dont il avait été témoin.

Phan Khôi a traduit l'huitain écrit en chinois classique Han, expliquant chaque vers :

"À l'est se lève le soleil alors qu'à l'ouest, les coqs ne chantent pas encore (différence de longitude).

Le travail au bureau fini, tout le monde sort en tenue ordinaire
Avant l'engagement, les combattants des pays en guerre peuvent se rencontrer sans hostilité.
(La France et le Vietnam sont en guerre, mais il est permis aux Français d'avoir des relations cordiales avec les Vietnamiens).

Après avoir bu un verre, ils prennent une tasse de thé,
La moitié d'une assiette de soupe avant le repas.
Pour honorer les hôtes, mari et femme sont à table.
En voiture seul, on demande à une femme de vous accompagner pour faire couple.
Puisque chaque parti suit sa propre voie,
Le désaccord n'est pas étonnant”.

Phan Khôi juge que ce poème de Pham Phu Thu montre que ce dernier n'a pas saisi l'essence de la société occidentale. "Pham Phu Thu, écrit-il, estime que l'Occident ne vaut pas l'Orient parce que les Occidentaux ignorent l'ordre et la hiérarchie sociale. C'est que Pham Phu Thu, imbu de confucianisme, ne pouvait pas voir le bon côté de l'Occident".
"Pham Phu Thu méprisait une société sans castes et classes sociales étanches parce qu'il était habitué au régime féodal dans lequel les costumes de chaque catégorie sociale étaient institutionnalisés...
(par exemple, couleurs différentes des parasols et des costumes selon les grades du mandarinat), ce qui explique son indignation à la vue des tenues ordinaires de tout le monde hors des heures de service". Il n'admettait pas que pendant la trêve en vue des pourparlers, les gens des pays belligérants puissent entretenir des relations pacifiques, étant habitué au comportement hostile même durant les négociations. Il ne tolérait pas que la femme se mette à table avec son mari pour recevoir les étrangers et se montre en public avec les hommes. D'après lui, la différence culturelle provient de ce que l'Orient suit la voie de Confucius et l'Occident celle du Christ.

Phan Khôi cite un autre poème de Pham Phu Thu chantant la précellence de l'Orient : "Les pays de l'Orient comme le Grand Empire des Qing et le Vietnam ont en possession des rites et une culture d'une grande beauté constituant une fondation politique solide. Si nous disposons de la technique occidentale, les Anglais et les Français ne pourront pas venir chez nous faire la pluie et le beau temps".

Phan Khôi commente : "Pham Phu Thu méprise les Occidentaux au point de vue de l'éthique morale, en ce que nous appelons +civilisation+. J'ose affirmer que c'est une erreur de sa part. On ne peut pas en vouloir à des personnes qui vivaient il y a 70 ans s'ils commettaient des erreurs. J'écris cet article à l'intention de ceux qui, encore aujourd'hui, ont des oeillères".

Phan Khôi voulait éclairer ses contemporains confucianisés de 1936 sur la précellence de la culture européenne : société démocratique, comportement civil : pas d'hostilité pendant les pourparlers entre belligérants, respect de la femme.

Nous ne pouvons qu'approuver le jugement de Phan Khôi. Dans les années 60 du XIXe siècle, les lettrés vietnamiens, moulés par les concours confucéens, donnaient la priorité à l'enseignement moral de Confucius, dédaignant la technique occidentale reléguée au rang d'artifices vulgaires.

Mais Phan Khôi lui-même a commis une erreur au plan politique, se trompant sur la nature du colonialisme occidental. Il lui est arrivé de ne pas faire la différence entre la culture humaniste française et la colonisation française : "La France a la bonne volonté de nous aider à forger notre tempérament culturel", écrit-il. D'autre part, sans doute faute de documents, Phan Khôi n'a pas pu apprécier la personnalité complexe du mandrin : Pham Phu Thu était un homme de caractère, dévoué au peuple, intransigeant dans ses opinions, fertile en idées et pratiques innovatrices bien que handicapé par le moralisme confucéen. Traversant le canal de Suez, il avait remarqué les machines à élever l'eau employées par les indigènes, de retour au pays, il s'en est inspiré pour dessiner les norias encore en usage dans sa province natale du Quang Nam. Il a fait imprimer des livres techniques et proposé des réformes rejetées par le roi.

Phan Khôi a conclu ainsi son article du Sông Huong :

"Pham Phu Thu estimait que les cultures de l'Occident et de l'Orient différaient parce qu'elles suivaient des doctrines différentes. Non, ce n'est pas vrai. J'ai dit plus d'une fois que les deux civilisations différaient par leur niveau et non par leur nature. D'après moi, les mœurs occidentales que Pham Phu Thu répudiait proviennent plutôt de la supériorité de leur culture. C'est une affirmation gratuite que de dire que les Occidentaux ignoraient les notions d'humanité, de justice, de rite, de courage. Si les Vietnamiens de nos jours tiennent encore de tels propos, ce sera un malheur pour notre pays ?".

Si Phan Khôi avait vécu jusqu'à ce jour, il n'aurait pas écrit ces mêmes lignes. Il est juste de dire que les Occidentaux ont leur propre morale. Mais l'anthropologie culturelle affirme que toutes les cultures sont égales, que seule la civilisation distingue des niveaux différents. La confusion des concepts "civilisation" et "culture" justifierait la conception kiplingienne du fardeau de l'homme blanc civilisateur. Par contre, le confucianisme a son côté positif, à part son conservatisme anti-progressiste.

Notons que Phan Khôi (1887-1960), reçu bachelier aux concours de lettrés, s'est fait une réputation comme publiciste anti-confucéen et patriote anti-colonial. Réformiste intransigeant, érudit polémiste aux idées originales, il a dirigé plusieurs revues d'opinion, en particulier le Nhân Van.

Huu Ngoc/CVN

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