L’homme naît naturellement bon et heureux. |
En 1884, les Français avaient occupé complètement le Vietnam. Jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, ils ont laissé la cour royale de Huê organiser un certain temps les concours mandarinaux. Les caractères chinois étaient ainsi employés pendant neuf siècles comme véhicule dans l’enseignement, la littérature savante et l’administration, tout comme le latin dans l’Europe moyenâgeuse.
Au début du XXe siècle, l’administration coloniale a créé un enseignement franco-vietnamien pour remplacer l’enseignement traditionnel sanctionné par les concours mandarinaux. Mais dans les premières années 1920, les familles «de bonnes mœurs» voulaient toujours que leurs enfants apprennent les caractères chinois, caractères des Sages de l’antiquité (chu thanh hiên) afin de mener une vie vertueuse. C’est ainsi qu’à six ans, j’ai abordé le manuel canonique Tam tu kinh dont la première sentence disant : «L’homme à sa naissance est de nature bonne».
Mais mon père n’a pas tardé à me confier à une école franco-annamite qui dispensait un enseignement en quôc ngu (écriture vietnamienne romanisée) et en français. Il va sans dire que le bambin que j’étais ânonnait sans rien piger la sentence ci-citée mais elle demeure dans ma mémoire. Elle a été formulée par Mencius (Manh Tu, IVe-IIIe siècle av.J.-C.), illustre défenseur du confucianisme, contre les attaques des tendances philosophiques rivales. Son traité de morale figure parmi les quatre livres classiques de l’école confucéenne. Il croit à la bonté intrinsèque de la nature humaine, laquelle s’extériorise naturellement par des prescriptions morales et juridiques.
La bonté innée de l’homme
L’homme a un sens inné de la justice et de l’injustice, le sentiment de compassion, ce sont des germes de la vertu cardinale, l’humanité qui distingue l’homme de la bête. De là, l’importance de l’éducation et de l’environnement. Le souverain doit être un Sage qui gouverne par la vertu. Le peuple a droit de renverser un tyran. Certaines conceptions politiques de Mencius le rapproche de Platon dans la «République».
Mencius s’oppose à la doctrine de l’amour universel (Kiêm ai) de Mo-ti (Mo-tzu-Mac Tu, Ve-IVe siècle av.J.-C.) qui sous-tend la croyance à la bonté innée de l’homme. Pour MoTi, il faut pratiquer la vertu parce qu’elle aide l’homme à réaliser son but dernier, le bonheur. Pour Mencius, la morale ne réside pas dans ce calcul mais dans la réalisation de la vertu innée en l’homme.
Le lettré vietnamien Hô Phu Thông, tenu en grande estime par le Président Hô Chi Minh, préconisait aussi une morale utilitariste. Dans son traité philosophique Nhân dao quyên hành (Poids et mesures de la vertu), il montre que la vertu aide l’homme à atteindre le bonheur, la recherche des plaisirs étant instinctive. Le bouddhisme, tout en niant l’existence individuelle, estime que dans chaque être vivant il y a une parcelle de Bouddha et que, par conséquent tout un chacun peut aspirer à la bouddhéité.
Chaque être a une parcelle de Dieu
En Occident, le représentant typique de la théorie de la bonté intrinsèque de l’homme est sans doute Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Dans son Discours sur les sciences et les arts, il soutient un brillant paradoxe : l’homme est naturellement bon, il est corrompu par la société et la civilisation. Il applique sa thèse à l’éducation dans l’Émile dont le but est de «façonner des être vraiment libres pour une république».
À l’encontre de la conception chrétienne concernant la nature mauvaise de l’homme, le moine irlandais Pelagius (Ve siècle), adversaire de St Augustin, ne croit pas au péché originel, disant que ce dernier n’affecte qu’Adam et non à ses descendants. Il rejette le dogme de la grâce divine et affirme que l’homme par ses actions est l’artisan de son salut. Quant aux quakers, ils croient que chaque être humain contient une parcelle de Dieu. De là, ils condamnent n’importe quelle guerre car la guerre anéantit Dieu en l’homme. La croyance à la nature mauvaise de l’homme marque plusieurs courants religieux et philosophiques.
C’est la société qui le corrompt et le rend malheureux. |
En Chine, contre Mencius se dresse le philosophe matérialiste Hsun-tgu (Tuân Tu, IIIe siècle av.J.-C.) qui ne croit pas à la volonté du Ciel et est convaincu que l’homme peut et doit être éduqué. À l’antipode de Mencius, Hsun-tgu croit à la méchanceté foncière de la nature humaine régie par le désir, cause de tous les maux. Il estime que les rituels et les règles sont des contraintes sociales et non comme Mencius qu’ils sont l’expression naturelle de la bonté innée. Il ne veut pas que le monarque soit patriarcal. L’art de gouverner ne doit pas être basé sur le sentiment. Hsun-tge inspire l’école des légalistes sous la dynastie des Chin
(IIIe siècle av.J.-C.) dont la figure dominante est Hàn Mac Tu.
Selon ce dernier, la bonté de l’homme primitif n’était pas naturelle, elles s’expliquent par la relative abondance des richesses naturelles par rapport à une population peu nombreuse. Les conditions ayant changé, se sont multipliés vols, brigandages, crimes qu’il faut juguler par des lois sévères. L’application de cette conception a causé des massacres sans fin sous le règne du premier empereur des Chin. Finalement, l’influence de Hsun-tgu n’a pas duré longtemps.
Huu Ngoc/CVN