>>Difficulté : l'Espagne, championne du monde de l'huile d'olive, face aux prix en chute
Un homme regarde l’olivier millénaire, «personnage» célèbre dans le film The Olive du réalisateur espagnol Iciar Bollain. |
Amador Peset, 37 ans, chasuble vert bouteille et chaussures de marche, descend de son vieux 4x4 et parcourt un champ à vive allure. Il s’arrête face à un immense olivier qui brave le vent froid.
«C’est probablement l’olivier le plus grand du monde (...) 10,2 mètres de circonférence», dit-il fièrement. Dix mètres : selon la dendrométrie - qui mesure l’ancienneté des arbres -, il a plus de mille ans et est né au temps où la province de Castellon, au-dessus de Valence (Est), faisait partie d’Al-Andalous, dirigée par un émir musulman.
Amador Peset, fils d’agriculteurs, veille sur 106 «monuments» comme celui-ci : il nettoie avec minutie leurs branches tortueuses et les débarrasse des mauvaises herbes qui pompent leur sève comme des vampires.
Sans intervention humaine, l’olivier meurt car ces «mauvaises herbes mangent et sèchent l’arbre jusqu’à le tuer», assure-t-il.
L’agriculteur Joan Porta, 75 ans, explique qu’il y a quelques années encore ces ancêtres n’étaient qu’un repère dans les champs parsemés d’amandiers et d’arbres fruitiers de la région, où l’on cultive aussi vigne et blé. Ils terminaient en bois de chauffe pour les fermes.
Mais «maintenant, on se rend compte que ce sont des arbres de mille ans !», dit-il en montrant le roi du champ familial, l’olivier «La Farga del Arion». Cet arbre a 1.702 ans, selon une datation de l’Université polytechnique de Madrid. Il a été planté en 314, sous l’empereur Constantin.
Diffusés par les Grecs et les Romains comme dans toute la Méditerranée, les oliviers recouvrent en Espagne 2,5 millions d’hectares, un quart de la superficie mondiale d’oliviers.
Concepcion Munoz, agronome à l’Université de Cordoue, a arpenté le pays pour les cataloguer. «L’olivier, dit-elle, est l’un des arbres au monde ayant la plus importante longévité. (...) Il a une capacité de résistance incroyable grâce à des bourgeons +latents+ capables de régénérer tout l’arbre».
«Des œuvres d’art»
Pourtant, les oliviers millénaires d’Espagne sont menacés. Un pic a été atteint au milieu des années 2000 : à l’époque, «les gens racontaient avec malaise que certains arbres étaient arrachés et qu’ils voyaient passer des camions-remorque chargés» de leurs immenses troncs renversés, raconte Maria Teresa Adell. Elle administre une communauté de 27 communes de Valence, Catalogne et Aragon (Est), «Taula de Senia» (la table du Senia, du nom d’une rivière de la région) mobilisée pour sauver ce patrimoine.
Les arbres étaient alors emportés au loin par centaines pour être vendus comme objets de décoration. Depuis, une prise de conscience a eu lieu en Espagne et le commerce des oliviers a chuté, car les gens réalisent qu’il s’agit de «trésors du patrimoine», relève Cesar-Javier Palacios, porte-parole de la fondation pour la défense de l’environnement Felix Rodriguez de la Fuente.
L’agriculteur Joan Porta, 75 ans, propriétaire de l’olivier millénaire. |
Photo : AFP/VNA/CVN |
Sur Internet, des pépinières étrangères offrent toutefois toujours des oliviers «millénaires ou majestueux». C’est le cas de Todd’s Botanics au Royaume-Uni, qui propose des arbres d’Espagne, dont un exemplaire de Valence pour 3.500 livres sterling (4.130 euros).
«J’en achète un ou deux par an», confirme le propriétaire Mark Macdonald. Mais, au nom de l’éthique, il ne se procure que des arbres déjà en mottes - c’est-à-dire déjà arrachés et en pot -, explique-t-il. On trouve des acheteurs dans divers endroits d’Europe, indique le pépiniériste français Nicolas de Boigne: «des particuliers au très fort pouvoir d’achat», pour qui cette acquisition s’intègre dans «un projet plus important».
C’est le cas du magnat du vin français Bernard Magrez. Il en a replanté dans les jardins de plusieurs de ses châteaux du bordelais, dont Pape Clément : une dizaine d’exemplaires ayant «entre 1.015 et 1.860 ans», acquis en 2011 lors de la plus importante vente aux enchères d’oliviers millénaires jamais réalisée.
Mais les emporter, «c’est comme prendre une cathédrale et la changer d’endroit!», s’indigne Cesar-Javier Palacios. Roamhy Machoïr-Heras, organisatrice de la vente, se défend : les siens étaient déjà «en mottes» et «on les a sauvés», dit-elle en rappelant que sans «offre», il n’y a pas de vente.
Sur les 44 exemplaires de cette vente aux enchères, certains ont été adjugés à plus de 60.000 euros. Ceux qui ne sont pas chez Bernard Magrez ont rejoint une «collection somptueuse» au Moyen-Orient.
«Pour moi, il ne s’agissait pas d’arbres mais de sculptures (...) des œuvres d’art», ajoute la commissaire, passionnée : «J’ai passé sept mois à faire des recherches sur (leur) histoire».
Spoliation
Cesar-Javier Palacios a lancé en décembre 2015 une pétition «contre la spoliation des vieux oliviers», qui a recueilli 154.000 signatures sur Change.org.
«Nous demandons (...) des normes interdisant le trafic, un peu comme pour l’ivoire», explique-t-il. Si la législation européenne protège les forêts natives, il n’y a en revanche pas d’interdiction du commerce des oliviers, déplore-t-il.
«Si les oliviers sont arrachés, on perd toute l’information qui y est associée», argumente aussi l’agronome Concepcion Munoz, qui a dénombré 260 variétés en Espagne, dont il ne reste parfois qu’un seul exemplaire.
Pour protéger les arbres les plus anciens, les communes de «Taula de Senia» les ont numérotés : quelque 4.900 au total, ce qui en fait la «région au monde avec la plus forte concentration d’oliviers millénaires», plus qu’en Italie ou en Grèce, selon Maria Teresa Adell.
Depuis 2006, la région de Valence interdit aussi d’arracher les arbres de plus de 6 mètres de périmètre.
Et pour convaincre les agriculteurs, «Taula de Senia» a trouvé un argument économique : la production d’«huile d’oliviers millénaires», provenant unique-ment des arbres répertoriés, dans le respect de règles de qualité lui assurant arôme et douceur.
AFP/VNA/CVN