Les instruments de musique dont le Kèn Bâu sont des éléments indispensables lors des fêtes des Chu Ru. |
Le Tây Nguyên est une vaste contrée montagneuse au sol basaltique où les chemins sont couverts de poussière rouge. Ici et là apparaissent un groupe d’enfants babillant sur le chemin à l’école, des femmes portant un bébé ou une hotte sur le dos allant au champ… Les gens d’ici vont pieds et tête nus, de manière candide, indifférents au rythme de vie moderne qui prévaut là-bas, dans la plaine. «Ma Tham ? C’est la meilleure des joueurs de Rokel », affirment-ils.
Les sonatines du Kèn Bâu
La maison de Ma Tham se trouve au milieu du village de Ma Danh. Elle est la fille aînée de Ha Sen, «Artiste du Peuple» renommé pour les Kèn Bâu qu’il fabrique lui-même et ses «sonatines». L’arrivée imprévue de visiteurs ne l’étonne guère. Avec un sourire, Ma Tham va chercher son Rokel puis le met en bouche. S’élèvent alors des mélodies aux rythmes très nuancés très captivantes. Des airs lents et chagrins comme la chanson Con Soc (Écureuil) racontant la vie d’un orphelin vivant seul dans la forêt, pafois des airs tendres et doux comme la berceuse Ryou Anah, ou encore des airs suaves et séduisants comme la chanson d’amour Giao duyên, des airs joyeux et tumultueux d’une cérémonie de mariage, des airs tristes d’adieu à un mort … «Notre Kèn Bâu reflète toutes les nuances de la vie : joie, tristesse, amour, haine», déclare fièrement Ma Tham.
Initiée au Kèn Bâu dès l’âge de 13 ans, Ma Tham a vite montré des prédispositions pour la musique. «Les Chu Ru ont un abondant répertoire de chansons folkloriques qui se transmettent oralement. Rien n’est écrit. Il faut écouter attentivement les airs, les retenir, puis les imiter le plus exactement possible», confie-t-elle.
La conversation enthousiaste est soudain interrompue. Ma Tham jette un regard vers un vieil homme en train de franchir le pas de la porte, et le présente avec un brin d’orgueil : «C’est Ha Sen, mon père. Il est le seul au village à pouvoir fabriquer le Rokel».
Bien que d’un air austère, l’homme de 65 ans se montre sociable et accueillant. Après les civilités d’usage, il aborde tout de suite son sujet préféré : la confection du Kèn Bâu.
Interprète de l’âme des Chu Ru
«Il y a toute une série d’étapes à suivre», explique-t-il. Il faut avant tout choisir une calebasse bien mûre, ronde et d’une dimension appropriée. Le fruit à l’écorce épaisse sera enfoui dans la boue jusqu’à ce que sa chair intérieure soit décomposée. Ensuite le pédoncule sera coupé pour faire un trou par lequel on lavera l’intérieur du fruit avec de l’eau du ruisseau. La calebasse bien propre sera séchée au soleil, avant d’être trempée dans de l’eau bouillante infusée avec certaines sortes de feuilles amères spécifiques. Un «remède de grand-mère» qui permettra de la rendre plus solide et résistante aux termites. Encore un mois plein pour parfaire la conservation de la calebasse en l’enfumant au-dessus du foyer de la cuisine. Une fois qu’elle aura pris une belle couleur rouge-brun, elle sera exposée à la rosée pendant quelques nuits. Alors elle sera prête à être taillée en «boîte acoustique».
Vient l’étape très importante de l’ajout des tuyaux. Il faut choisir six petits tubes de bambou de longueur et de diamètre différents, chacun étant lié à une languette en inox de 2 cm de long. Ils sont ensuite introduits dans six trous percés en deux rangs sur la «boîte acoustique». «Les quatre tuyaux du rang supérieur font le do, le ré, le mi et le fa, alors que les deux du rang inférieur ne font que le sol. Il y manque deux notes, le la et le si», explique le vieil artiste. Qu’à cela ne tienne ! L’important, c’est que l’instrument soit en pleine mesure d’interpréter l’âme des montagnards Chu Ru. Très expérimenté dans la fabrication du Kèn Bâu, Ha Sen avoue qu’il doit le rajuster à maintes reprises avant qu’il ne donne des sons parfaits.
Représentation de Kèn Bâu lors d’une fête des Chu Ru. |
Comme le destin lui a confié la mission sacrée de préserver la quintessence de la culture des Chu Ru, Ha Sen éprouve une passion infinie pour ce travail manuel très pointilleux. On trouve en lui non seulement de la dextérité et de l’assiduité, mais encore une créativité et un sens de l’esthétique. Naturellement, il s’est taillé depuis dix ans une réputation qui dépasse largement les limites de son village. Dans son atelier rudimentaire sont sortis d’innombrables Rokel non seulement pour les Chu Ru mais aussi pour d’autres ethnies de toute la province de Lâm Dông, ainsi que des provinces voisines comme Dak Lak, Dak Nông et Ninh Thuân.
Le Kèn Bâu peut se jouer en solo, mais aussi accompagné de gongs et d’autres instruments traditionnels. La tradition des Chu Ru veut que la couple Rokel-gong (instrument de musique du Tây Nguyên reconnu par l’UNESCO comme patrimoine culturel immatériel de l’Humanité - Ndlr) soit comme le Ying et le Yang, c’est-à-dire à la fois opposition et complémentarité. Une seule différence : alors que le gong n’est joué que lors des fêtes et des cérémonies rituelles, le Rokel intervient dans toutes les occasions de la vie, bonnes ou mauvaises.
Nghia Dàn/CVN