Un lac mystérieux, toujours à découvrir. |
Rassurez-vous, le soleil ne m'a pas tapé sur la tête au point de jouer les romantiques en lavallière, assis sur un rocher au bord d'un lac. Mais chaque vendredi arrive le moment fatal où une page blanche s'affiche sur le fond gris bleu de mon ordinateur. Page blanche qu'il me faut noircir de propos à peu près intelligibles, pour éviter l'ostracisme de la salle de rédaction du journal que vous tenez entre les mains, ou dont vous lisez les lignes sur votre écran.
Certes, il y a des vendredis où les idées foisonnent, où les exemples fourmillent, où la vie quotidienne, bonne fille, m'a fait don de tant de petites aventures que les mots s'alignent d'eux-mêmes, sans aucun autre effort que de les faire apparaître du bout du doigt. Mais, il y a des vendredis, comme celui-ci, où mes neurones sont englués en une paresse moite, et m'adjurent de préférer une longue sieste bercée par un hamac plutôt que de mobiliser leurs connexions pour donner du sens à ce que j'écris. Et comme ils sont des milliards et moi, seul, je succombe aisément à leur douce tyrannie.
Grâce et graisse
Et pourtant, il va falloir écrire avant ce soir. C'est ce que je me psalmodie, mantra de détresse, pour donner naissance à quelques idées qui méritent votre lecture plutôt que votre opprobre. Je voudrais tant que le temps suspende son vol, même en l'absence d'heures propices. Sans doute, est-ce mon regard qui court doucement à la surface du Lac de l'Ouest qui me remémore ce poème d'un autre temps.
Mais ici, pas de flots tumultueux, pas de riants coteaux, ni de rocs sauvages qui pendent sur les eaux. Juste un immense miroir caressé par une brise débutante qui ne demandera qu'à s'affirmer dans la soirée. Une mer intérieure bordée du mauve des lilas d'Inde et du rouge des flamboyants, autour de laquelle s'érigent en sentinelles ces tours modernes qui essaient d'atteindre le ciel, mais ne font que le gratter.
Le Lac de l'Ouest offre une vue magnifique la nuit. |
Au long de la route qui longe le lac, mon regard remonte près d'un quart de siècle en arrière. C'est une soirée sans lune, mais le ciel fait sa coquette en se piquetant d'étoiles. Nous voguons sur une jonque, une vraie, avec des voiles couleur corail, aux lattes de bambou qui leur donnent l'air de nageoires. Nous sommes seuls, ou plutôt cinq, assis en tailleur autour d'une table basse qui trône sur l'entrepont : mes parents, moi, et nos deux guides. Ils nous ont invités en l'honneur de l'anniversaire de mon père, revenu visiter son pays natal.
Au centre de la table, un poêlon où mijotent en une graisse généreuse de minuscules oiseaux dont on croque autant chair qu'os. On se sert avec les mains. Doigts et bouches dégouttent d'une huile épicée que de larges serviettes empêchent de tâcher nos vêtements. Les bouteilles de bière se sont déjà affranchies du col, cul dans les glaçons. Une bouteille de vodka circule en se vidant dans de petits bols en faïence, avalés d'un trait à chaque toast porté à l'âge, à la santé, à l'amitié entre les peuples, à la vie tout simplement.
Ça éructe, ça dodeline, ça brille des yeux, c'est heureux ! Depuis longtemps converti à l'abstinence, non par religion ou par nécessité médicale, mais par simple répulsion de la moindre goutte d'alcool, j'observe, comme un spectateur tombé là par erreur, cette joyeuse tablée, à laquelle s'est joint l'équipage de la jonque. Laissée au vent, celle-ci en profite pour s'agiter mollement en tournant lentement sur elle-même. Avant l'invention des photos à 360°, j'ai la primeur d'une vision panoramique.
Fleurs et fruits
Dans la journée, nous nous étions promenés le long de ses rives. Pas d'hôtels gigantesques, pas de guinguettes en bord de l'eau, pas de résidences pour expatriés ou si peu… Mais un village de fleurs, aux boutons protégés des rayons du soleil, promesses de mille éclosions de couleurs lumineuses. Un village de pamplemousses, énormes boules vertes, à la peau épaisse, qui protège comme un écrin de petits sacs de suc doucement acidulé. Un village où naissent les vers à soie, avant de devenir cocon, pour le plus grand bonheur des futures élégantes.
Un village où le lotus est roi, couvé comme un diamant par des horticulteurs lacustres. Et d'autres encore que les années ont enfoui dans ma mémoire, mais dont les vestiges sont toujours présents à ceux qui savent les trouver lors d'escapades curieuses. Nous avions été attirés par une des premières maisons à plus de trois étages, qui était en construction. Fièrement, le maçon et futur propriétaire nous avait fait l'honneur du chantier.
En se promenant le long des rives du Lac de l'Ouest en été, l'odeur des fleurs de lotus rend les journées de grosse chaleur plus agréables. |
Escaladant des degrés de briques encore branlantes, me faufilant au milieu de l'échafaudage de bambous, j'étais monté jusqu'à la terrasse. Là, subjugué par le spectacle d'un lac posé sereinement au milieu d'étendues de fleurs et de vergers ombragés, j'avais demandé si la maison était à vendre.
À l'époque, un étranger ne pouvait pas acquérir un bien mobilier, mais la maison pouvait être louée à un Tây (Occidental) 250 dollars par mois, tel avait été le prix annoncé. Aujourd'hui, il m'en faudrait dix fois plus pour y poser mes pénates. Je n'étais pas encore prêt à m'installer au Vietnam et j'ignorais que j'allais y revenir tant de fois, avant d'y rester définitivement. Tant pis, les chimères sont faites pour nourrir les espoirs et les regrets.
Certains disent que le Lac de l'Ouest est un ancien bras du fleuve Rouge, d'autres prétendent qu'il aurait été formé après la bataille entre le roi légendaire Lac Long Quân et l’esprit d’un renard à neuf queues. D'autres encore disent que lorsqu’un grand buffle a confondu une cloche de temple de la pagode avec sa mère qui l’appelait, il aurait accouru si rapidement qu'il serait tombé dans un trou, lequel aurait donné naissance au lac.
Peu m'importe, ce dont je suis certain, c'est que ce soir, ce grand lac, le père des lacs de Hanoï, a suspendu le cours du temps, pour que je puisse livrer à temps cette nouvelle tranche de vie.
(P/S : Merci à Alphonse de Lamartine pour son aimable contribution !)
Gérard Bonnafont/CVN