La Francophonie globale, quézaco ?

Que faut-il entendre par "Francophonie globale" ? Ce concept ne désigne pas, bien sûr, une nouvelle catégorie de Francophonie qui s'ajouterait à la Francophonie politique, à la Francophonie économique, à la Francophonie médiatique, etc.

Ce concept les regroupe toutes. Plus précisément, la Francophonie globale désigne une stratégie d'action francophone. Il a quelque temps, j'ai eu la chance de me rendre en Algérie ; et dans l'avion d'Air Algérie, les hôtesses parlaient français et arabe. À l'aéroport d'Alger, d'Oran, d'Annaba, les annonces étaient faites dans les deux langues ; à l'hôtel, tous les personnels étaient francophones. En me promenant dans les rues d'Alger, d'Oran, d'Annaba, j'ai pu constater que les enseignes des commerçants étaient toujours en français et en arabe, et très souvent uniquement en français ; j'entendais tout autour de moi dans la rue les gens parler français. En achetant le journal, j'ai pu choisir entre une dizaine de journaux en français ; j'ai pu écouter le journal télévisé en français à la télévision algérienne. Le français est encore langue d'enseignement à l'Université dans un certain nombre de disciplines. Ainsi, bien que n'étant pas membre de la Francophonie, l'Algérie est un pays francophone où l'on trouve tous les éléments de la Francophonie globale.

Inversement, me rendant dernièrement en Grèce et me promenant dans Athènes, j'ai pu constater qu'en dépit de l'adhésion de la Grèce à l'OIF, et de l'existence d'un noyau dur francophone, la Francophonie n'avait dans ce pays qu'une visibilité très réduite. On peut dès lors s'interroger sur la signification de l'adhésion à la Francophonie de ce type de pays et de bien d'autres dont la situation est identique. Cette constatation nous conduit, dès lors, à nous demander : Qu'est ce qu'un État francophone ? Pour répondre à cette question, il faut s'interroger sur l'objet de la Francophonie.

La Francophonie et les coopérations en français

La Francophonie, me semble t-il, est une communauté dont l'objet est, notamment, de mettre en place des coopérations en français dans tous les secteurs de la vie (politique, économique, sociale, culturelle, médiatique, scolaire, universitaire….). Par conséquent, un État francophone n'est pas un État où toute la population parle le français, ce serait une conception ridicule et grotesque de la Francophonie. Je rappelle qu'en France, au 18e siècle, à peine 20 % de la population parlaient français dans l'Hexagone, et pourtant la France était le pays le plus puissant d'Europe, celui qui rayonnait le plus culturellement.

Un État francophone est plutôt un État qui s'engage à donner à son identité francophone en gestation, un minimum de visibilité et qui s'engage à former une élite francophone, dans tous les secteurs de la vie, pour rendre possible les coopérations : coopération juridique, avec des juristes francophones, formation de médecins francophones, d'ingénieurs, de chimistes francophones, d'économistes francophones ; il faut mettre en place dans tous les secteurs une élite francophone capable de coopérer en réseau avec les autres élites de la Francophonie ; c'est au demeurant un des objectifs de l'AUF que de mettre ces élites en réseau.

En réalité, la France, la Belgique et la Suisse mises à part, trois types de pays composent la Francophonie ; il y a ceux qui sont devenus francophones du fait du processus de colonisation engagé par la France, ensuite il y a ceux qui, après avoir été francophones, se sont d'abord éloignés de la Francophonie, puis se sont rapprochés comme le Vietnam ; enfin il y a ceux qui sont devenus francophones par pur volontarisme, ou qui veulent le devenir comme la Grèce et la Bulgarie.

Et c'est dans ces deux dernières catégories de pays, qualifiées par d'aucuns de "Francophonie d'appel", que la Francophonie est fragile parce que souvent elle est naissante ; et lorsqu'elle est ancienne, elle est en décroissance rapide et menacée d'extinction alors même que l'environnement francophone dans la vie quotidienne est inexistant ou a pratiquement disparu.

Les instruments traditionnels de coopération risquent de se révéler inadaptés à l'urgence et à l'importance des besoins et risquent aussi de se révéler insuffisants pour répondre de manière appropriée à la volonté politique manifestée par ces États. Dans un tel contexte, en effet, alors qu'il s'agit de favoriser l'avènement d'élites francophones, de médecins, juristes, économistes, journalistes, physiciens, chimistes, ingénieurs, en nombre suffisant et significatif pour permettre ces coopérations francophones, rien ne serait pire, c'est-à-dire davantage voué à l'échec, qu'un saupoudrage d'actions isolées.

Si l'on veut réussir, il est nécessaire de mettre en œuvre une Francophonie globale, ce qui suppose une coordination de l'action des opérateurs multilatéraux, de la coopération bilatérale et multilatérale. Dans cette stratégie, la Francophonie doit se saisir de toutes les composantes de la coopération internationale ; l'action francophone doit se porter sur plusieurs plans complémentaires, articulés et mis en synergie : l'éducation, l'économie, les médias…

Il est tout d'abord nécessaire de mettre en place dans les systèmes éducatifs nationaux concernés, avec l'appui et la demande des autorités locales, une chaîne complète de formation francophone, allant du primaire à l'Université et aux troisièmes cycles. Les maillons de cette chaîne sont maintenant bien connus, expérimentés pour la plupart au Vietnam, qui était un laboratoire de l'action francophone ; ils ont fait la preuve de leur efficacité et ont été d'ailleurs utilisés dans d'autres pays ; il s'agit des classes bilingues, des filières francophones, des instituts internationaux avec leurs écoles doctorales. Ces instruments ont pour mission de former les élites, les cadres francophones, dont ces pays ont besoin dans le secteur public et dans le secteur privé pour mener à bien leur participation aux coopérations francophones. Mais quelle que puisse être la qualité des formations francophones, leur attrait auprès des parents, des élèves et des étudiants, l'expérience de l'Asie a montré que si l'on veut enraciner solidement et durablement cette chaîne éducative francophone, et lui permettre de se développer, il faut également et simultanément agir sur l'environnement du système éducatif.

Un programme de Francophonie au quotidien

Pour éviter que le français ne soit enseigné comme une langue morte, il faut le faire vivre à l'extérieur des salles de classes, à l'extérieur des amphithéâtres ; un programme de Francophonie au quotidien doit rendre visible, dans les lieux publics, notamment par une politique d'affichage, de signalétique dans les aéroports, gares, hôtels, restaurants, l'appartenance du pays au monde francophone. Je ne pense pas que cela soit une exigence exorbitante que de demander à un pays qui veut faire partie de l'Organisation de la Francophonie, de rendre son appartenance à la Francophonie visible pour le francophone qui arrive dans ce pays, notamment par l'affichage dans les aéroports ; qu'il n'y ait pas seulement un affichage en anglais, mais au moins un affichage en anglais et en français.

Ce n'est pas une exigence exorbitante quand on frappe à la porte de la Francophonie. Un programme de Francophonie médiatique doit permettre également à la Francophonie d'être présente à la télévision nationale, dans le cadre d'émissions éducatives, et notamment d'un journal télévisé en français ; ce n'est pas exorbitant pour un pays qui prétend être un pays francophone. La presse francophone doit également être encouragée ; il faut favoriser sa création lorsqu'elle n'existe pas, ce qui avait été fait en Asie, notamment, avec le financement du Courrier du Vietnam, la création de Cambodge Soir. Ces journaux en français constituent un instrument de travail pour les professeurs et les étudiants ; l'avenir des programmes éducatifs ne peut être durablement garanti que s'ils sont bâtis sur une Francophonie économique, solide et dynamique.

Il est en effet nécessaire de convaincre les entreprises francophones, qui sont heureusement présentes dans ces pays, qu'elles ont intérêt à jouer la carte de la Francophonie. Les formations, dans le cadre des consortiums d'entreprises, doivent les utiliser et appuyer cette Francophonie. C'est ainsi qu'au Vietnam des accords ont été conclus entre les filières francophones, l'AUF et de nombreuses entreprises.

Les formations francophones ne pourront pas perdurer si on ne débouche pas sur l'emploi. Les étudiants s'en détourneront très rapidement. Le rêve francophone sera très rapidement fracassé devant la réalité sociale. Or cet emploi souvent existe ! On en a eu l'expérience au Vietnam, lorsque l'AUF a mis en place, d'abord en 1996 à Hô Chi Minh-Ville, le premier bureau de l'emploi francophone, et le deuxième bureau à Hanoi en juillet 2000. Ces bureaux, qui rapprochent les offres et les demandes d'emploi ont permis de montrer, à la surprise générale, qu'il y a en permanence, notamment à Hô Chi Minh-Ville, de nombreux emplois, pour les francophones, non pourvus.

Et j'ajoute, par ailleurs, que les francophones sont le plus souvent anglophones ; ce sont les anglophones qui sont enfermés dans l'Anglophonie. Il faut expliquer aux entreprises qu'il vaut mieux recruter un anglophone francophone, ou un francophone anglophone, qu'un anglophone pur.

Il ne faut pas bien sûr oublier dans cette Francophonie globale la coopération juridique et politique, qui doit faire de l'espace francophone un espace de paix, de démocratie, un espace où s'approfondir l'État de droit.

Pour mener à bien ces objectifs, particulièrement ceux relatifs à la défense de la diversité culturelle, eh bien il faut que la Francophonie globale soit la stratégie sur laquelle se fonde la construction de la communauté francophone. Cela implique une coopération dans tous les secteurs de la vie, pour assurer le progrès, la diversité, la solidarité des riches envers les pauvres.

C'est nécessaire si l'on veut faire de la Francophonie, puisque la mondialisation porte sur tous les secteurs, un laboratoire de la mondialisation équilibrée.

Pr. Albert Lourde

Recteur

Université Senghor d'Alexandrie

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