«Tout dépend du hasard, et la vie est un jeu», je pense à ce vers du poète dramatique du XVIIe siècle Rotrou, après ma rencontre avec M. Oogur et sa femme qui visitent notre pays en touristes. Cheveux noirs, teint foncé, yeux pensifs, frisant la cinquantaine, il est un indigène de la l’île Maurice, autrefois île de France. Il ne se sent pas dépaysé chez nous parce qu’il y retrouve le même soleil et le même azur tropical, les mêmes plantes : cocotiers, citronniers, bananiers… Par le véhicule de la langue française, nous avons causé pendant plus d’une heure avec une familiarité charmante. Si étrange que cela puisse paraître, nous sommes attardés longuement sur une histoire d’amour française au temps de l’Ile de France, histoire que lui de l’Océan Indien et moi du Pacifique avions lue avec tendresse pendant notre enfance…
Lui à six ou sept ans à l’école primaire de Mauritius (nom anglais de Maurice). Depuis quelques décennies, Maurice (devenue indépendante depuis 1968) continue à entretenir une éducation bilingue, anglaise et française, mais l’enseignement littéraire secondaire se limite à deux auteurs, Shakespeare et Molière. Moi, j’avais lu cette histoire d’amour à l’âge de 13-14 ans, au Lycée du Protectorat, au temps de la colonisation française.
Le romantisme à la française en terre confucéenne
L’écrivain Bernadin de Saint-Pierre |
Cette histoire est Paul et Virginie, œuvre de Bernadin de Saint-Pierre, publiée en 1787, deux ans avant la grande Révolution française. Il est naturel que les Mauriciens comme M. Oogur aiment ce petit chef d’œuvre et en sont fiers, parce que l’action du récit se déroule sur l’île de France. À l’heure actuelle, le tourisme mauricien ne manque pas d’exploiter sa renommée (noms pris du roman par exemple celui du bateau naufragé).
Dès sa parution, Paul et Virginie a été accueilli par un triomphe immédiat qui devait se prolonger pendant plus d’un siècle. Il a connu de nombreuses éditions et même des contrefaçons, de traductions en plusieurs langues. Des femmes avaient pleuré le sort des jeunes amoureux, imité le détail de la toilette de Virginie, on avait gravé des scènes du livre sur des bracelets. Même dans les années 20 du XXe siècle, on a tourné deux films Paul et Virginie, l’un au Brésil, l’autre en France.
Le livre vint à son heure au Vietnam, colonie française depuis 1884. La jeunes génération, bridée par la culture traditionnelle confucéenne communautaire, s’ouvrait à l’individualisme infiltrée dans les écoles par l’étude des auteurs romantiques français, en particulier Lamartine et Hugo. Elles aspiraient à l’amour choisi au lieu du mariage à la confucéenne arrangé par les parents. Point n’est étonnant qu’en 1925 notre premier roman d’amour moderne, Tô Tâm, ait obtenu un succès retentissant.
Aujourd’hui, on ne lit plus Bernadin de Saint-Pierre en Occident. Mais dans l’histoire littéraire française, Paul et Virginie demeure comme un jalon préromantique, avant les œuvres de Chateaubriand.
Rappelons cette histoire idyllique.
Deux attraits de Paul et Virginie
La couverture de l’œuvre Paul et Virginie de Bernadin de Saint-Pierre |
Dans l’Ile de France vivent très unies deux familles pauvres et vertueuses : une veuve, Mme de la Tour et sa fille Virginie, et une paysanne bretonne abandonnée par son amant et son fils Paul. Les deux enfants s’aiment d’une affection tendre et fraternelle. Au sein de la native pittoresque des tropiques, avec deux serviteurs noirs, les blancs goûtent un bonheur fait de frugalité, de labeur et de vertu. À quinze ans, Virginie s’éveille à l’amour. Mais elle est appelée en France par une tante riche. Les jeunes gens se séparent en se faisant de tendres aveux.
Séparés, ils sont envahis par la tristesse. Un an et demi après, Virginie, déshéritée par sa tante, retourne à l’Ile de France. Les deux amoureux attendent avec impatience les retrouvailles inespérées. Mais le bateau qui la ramène est englouti par une tempête quand il entre dans le port. Paul se jette dans l’eau pour tenter de sauver Virginie, mais en vain… Inconsolable, Paul meurt deux mois après elle. Ils sont ensevelis côte à côte. Les autres personnages ne leur survivent guère. Il ne reste plus que deux cabanes délabrées.
Paul et Virginie fait partie des Études de la nature que Bernadin de Saint-Pierre, rousseauiste, a écrites pour prouver l’ubiquité de la providence, la bonté première de l’homme, le bonheur dans la simplicité et la vertu.
Après mon échange de vues avec M. Oogur le Mauricien je pense que le lecteur vietnamien peut toujours trouver dans Paul et Virginie deux attraits : la pureté des sentiments recherchés par la morale traditionnelle et surtout la peinture du paysage tropical. Les admirables évocations de paysage de l’île de France nous font penser aux peintures de paysages vietnamiens, œuvres de nos artistes post-impressionnistes formés par l’École française des beaux-arts de l’Indochine.
Huu Ngoc/CVN